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WONDER WEEK 2023 #02
Jean-Claude Biver compile cinquante ans d’expériences horlogères dans une seule proposition de haute carpo-culture

La légende Biver sculpte son propre mausolée de son vivant, ce que n’ont généralement pas le temps de faire les héros horlogers de notre temps. La montre qu’il signe de son nom et de ses initiales est familière autant que familiale : faut-il la considérer comme un cénotaphe ?


Pierre Biver, le dernier fils de Jean-Claude Biver, avoue avoir été biberonné depuis son enfance à la vision bivérienne du grand cirque horloger : c’est dans les couloirs de Baselworld qu’il a fait ses premières promenades enfantines. Autant dire qu’il a été à bonne école et qu’il n’a pas eu besoin des leçons paternelles pour monter, à sa guise et avec brio, le grand événement (ci-dessus et ci-dessous) qui vient d’introniser la signature « Biver » dans le grand concert des marques horlogères : la marque a évolué au passage du « JC Biver » initialement prévu (révélations Business Montres du 11 février 2022) à « Biver » tout court, même si on retrouve le « JCB » sur la couronne de remontage et dans le « poinçon JCB » qui griffe le mouvement. Donc, grand raout horloger dans une grande ferme vaudoise avec vue sur le lac, en présence du gratin médiatique et des amis du patron, qu’ils soient horlogers de la nouvelle génération [pas ceux de la génération de Jean-Claude Biver, qui a désormais plus de « fils spirituels » que de copains de promotion], grands détaillants et fournisseurs d’élite : que des bonnes fées penchées sur un seul berceau, avec ce qu’il faut de fromage pour respecter les belles traditions de la culture Biver !

C’est que la nouvelle montre de Jean-Claude Biver est, dans son style haut horloger, une monumentale récapitulation de tout ce qu’un demi-siècle d’expériences dans les beaux-arts de la montre a pu infuser dans l’esprit d’une des célébrités les plus remuantes de la communauté horlogère. On n’en finirait pas de déceler dans cette montre – dessus, dessous, dedans et ailleurs – des réminiscences de ce que Jean-Claude Biver a pu glaner tout au long de son parcours. Si la mémoire est kaléidoscopique, la fidélité reste au rendez-vous – celle qui le lie à quelques industrieux professionnels de l’amont horloger, à un designer comme le fameux « Mijat » [Miodrag Mijatovic, qui lui avait dessiné entre autres la Bib Bang à son arrivée chez Hublot] ou même à une simple typographie puisque son « Biver » évoque irrésistiblement le « Blancpain » d’autrefois ! Fifélité aussi dans le souci quasi obsessionnel d’honorer les traditions de la bienfacture horlogère, avec un niveau de finitions qui se situent très au-delà du superlatif et qui justifient pleinement la création d’un nouveau standard, le « poinçon JCB », hommage à la tradition du poinçon de maîtrise des artisans horlogers d’autrefois autant que clin d’œil à ce Poinçon de Genève qui aurait été largement mérité si la maison Biver avait eu le temps de s’y intéresser [couplé au nouveau poinçon de l’Observatoire de Genève, qu’on peut désormais frapper en parallèle au Poinçon de Genève pour en souligner le niveau exceptionnel de précision, cela aurait sonné comme une grande victoire sur l’établissement horloger]

Tout ceci parce que, précisément, la nouvelle maison familiale Biver – Jean-Claude et Pierre – n’est pas engagée dans une bataille commerciale avec son environnement de concurrence, mais dans un combat symbolique et culturel autour de nouvelles valeurs. S’il est plaisant de gloser ad libitum sur les dentures polies à la meule des axes du mouvement ou sur le diamantage de la serge du balancier [les experts japonais en resteront baba !], il est sans doute plus intéressant de tenter de comprendre la philosophie qui a inspiré la création en urgence [à peine un an !] de cette montre à tourbillon et répétition des minutes baptisée « Carillon Tourbillon Biver » (calibre automatique JCB-001 à micro-rotor). Rien que de très classique dans la conception même du mouvement et dans sa juxtaposition déjà bien connue de deux complications mécaniques assez subtiles – même si un Philippe Dufour n’aurait rien à redire au plus caché des anglages ou polissage minutieux du moindre des composants, surtout de ceux qu’on ne voit pas. Rien de très disruptif dans le style de ce boîtier rond de 42 mm (titane ou or rose) ou dans l’allure de son bracelet à maillons métalliques, dont le design exclusif a été pensé avec une rare intelligence. Rien de fondamentalement bouleversant dans le choix des cadrans (sodalite ou obsidienne), qui témoignent cependant d’un goût esthétique très sûr. Rien, enfin, de révolutionnaire dans le choix d’une distribution « éclairée » : quand on a, dans le monde, des dizaines et des dizaines d’amis qui vous doivent une partie de leur fortune, il n’est pas malaisé de trouver une trentaine d’acheteurs pour une montre qui sera facturée dans les 530 000 dollars, euros ou francs suisses – selon le port-franc de livraison…

L’essentiel est ailleurs, visiblement. Le narratif de ce Carillon tourbillon est axé autour d’une conviction, inlassablement répétée : on ne met une passion à la retraite, même et surtout à 74 ans ! Mieux : c’est le moment de projeter cette passion [un demi-siècle au service des montres] dans le futur en apportant une dimension spirituelle – un concept nouveau et subversif dans la bulle horlogère financiarisée – dans les sommets de l’art horloger. On se met à parler avec le cœur, en s’adressant au cœur des amateurs contemporains, pour y glisser des messages inspirés, qui prennent en compte aussi bien les vertus énergétiques supposées des pierres dures du cadran que le souci permanent de restaurer des passerelles entre les traditions artisanales du passé et les codes d’un nouvel avenir créatif pour l’horlogerie. Ce n’est plus d’une montre dont il est question dans ce storytelling, mais d’un concentré de culture horlogère : Jean-Claude Biver s’est rêvé en chef d’orchestre, capable de diriger les meilleurs solistes du monde, instrument par instrument, pour conduire une symphonie fantastique dont l’harmonie raconterait tout ce qu’il aurait voulu dire pendant un demi-siècle, avec les notes d’une grammaire musicale dont il sent bien qu’elle est à la fois fragile et puissante. D’où cette irruption de la spiritualité dans le discours horloger et la charge symbolique, presque mystique, dont il investit non seulement la visée stratégiue de la marque Biver, mais aussi le moindre choix du moindre traitement appliqué au moindre composant…

Évidemment, la complexité et la richesse de ce message sont passés au-dessus de la tête de bon nombre des bonnes fées qui se penchaient par courtoisie sur le berceau, mais qui auront tendance à lésiner sur les dragées commerciales du baptême. Tous les neurones ne sont pas calibrés pour un narratif hétérodoxe, qui échappe largement la dialectique du profit spéculatif ou à l’insoluble débat entre le prix et la valeur. Le juge de paix sera le marteau d’Aurel Bacs pour la première enchère charitable d’un Carillon Tourbillon Biver au mois de mai prochain, avec une confirmation de la tendance début novembre, lors de la grande dispersion d’Only Watch : on peut faire confiance à Jean-Claude Biver et à son équipe pour soigner ces premières sorties dans le monde d’une montre qui aura au moins réussi à troller l’ouverture de la Wonder Week en captant la lumière de tous les projecteurs. En parts de marché médiatiques, le carton était totalement rempli. En parts de marché commerciales, il serait vain de se faire du souci. En parts de marché mémorielles, bien malin qui peut dire ce qui sédimentera de cette nouvelle famille de montres « familiales » [on sait seulement qu’elles seront d’inspiration très variées et qu’elles feront appel à de jeunes talents très prometteurs] : l’avenir n’est écrit nulle part, mais l’injection de nouvelles valeurs spirituelles a tout du raccourci sécurisé pour avoir de nouvelles chances de passer à la postérité. Un demi-siècle plus tard, Jean-Claude Biver reste le vieux hippie un peu naïf, visionnaire et amateur de spiritualités alternatives qu’il était avant de se lancer dans le grand bain horloger…


Coordination éditoriale : Eyquem Pons



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