SANS FILTRE #52 (accès libre)
« La boule de neige chinoise qui descend la pente va-t-elle se transformer en avalanche mondiale ? »
Aussi sympathiques soient-ils, nos amis chinois sont décidément des petits rigolos : à peine déconfinés, ils ont assiégé les boutiques de luxe qui rouvraient pour se goinfrer de montres Rolex et de sacs à main Hermès. Pris de panique face à la récession, ils revendent en vrac et en désordre. Ce qui risque de provoquer un effondrement des prix dans le monde entier…
vLes bisounours médiatiques entendaient nous rassurer à bon compte en nous narrant la jolie fable du revenge shopping, ce shopping vindicatif qu’on aurait constaté dans les métropoles chinoises, avec de longues files d’attente devant les boutiques de luxe : on a très vite compris qu’il y avait dans ce phénomène – réel, mais circonscrit à quelques marques dans quelques villes – beaucoup de gonflette marketing de la part de certaines marques et beaucoup de désinformation sur les motivations de ces « vengeurs », qui faisaient souvent la queue pour le service après-vente [aux abonnés absents depuis des mois] plus que pour acheter – Business Montres avait longuement commenté ces illusions sur le revenge shopping : nos lecteurs s’en souviendront…
Avec la sortie des derniers confinements en Chine [ceux de 2022], on n’a plus parlé de ces achats revanchards et on a noté beaucoup moins d’empressement dans les mêmes boutiques de luxe, à l’exception notable des boutiques Hermès. Pourtant, à en croire les marques horlogères, c’était en Chine que ça se passait et nulle part ailleurs : on se battait pour ouvrir de nouvelles boutiques sur l’île d’Hainan [la nouvelle Mecque des serial shoppers chinois] et dans des villes improbables de second rang. Que les ventes aient suivi reste douteux – ce qui l’est moins, c’est que les stocks sont restés…
Mais voici qu’une nouvelle épidémie se profile, cette fois celle d’un revenge de-shopping paniquard, causé par la sainte trouille d’une récession de l’économie chinoise [celle-là, personne ne peut la nier], d’un effondrement du niveau de vie et d’un appauvrissement généralisé des consommateurs chinois – une revenge revente en quelque sorte, concept franglais qui décrit assez clairement le nouveau tropisme panurgique des Chinois : revendre à tout prix avant que les prix n’aient encore baissé en fonction de l’implacable loi de l’offre et de la demande [quand tout le monde veut vendre, ça baisse ; quand tout le monde en veut, ça monte]. Sur les sites spécialisés, on parle de 46 % de baisse sur le prix des Submariner proposées aux spéculateurs : encore un effort et on en sera presque au prix boutique. Pour les sacs à main Kelly d’Hermès, les mêmes sites n’affichent que 20 % de baisse par rapport aux prix pratiqués au printemps, mais ce n’est qu’un début. Explication possible : le besoin immédiat de cash pour un certain nombre de consommateurs frustrés et anxieux, qui ont compris que le pouvoir central contrôlait aussi les banques et pouvait, comme il l’a fait récemment, envoyer quelques chars d’assaut pour les protéger d’un éventuel bank run. Explication complémentaire : les Chinois ont peut-être fini par comprendre que la verroterie du luxe européen qu’on leur facturait si cher n’était qu’une pacotille et que la vraie valeur des vrais produits de luxe était leur prix boutique, et non le prix exigé par les revendeurs spéculateurs. Obsédés par le prix de revente de leurs achats, les Chinois ont commencé à déchanter et à déconsommer avec d’autant plus d’entrain que les marques de luxe européenne, prises à contrepied par cette revenge revente, s’obstinaient à augmenter les prix, donc à freiner leurs ventes ! Et, pour un Chinois, ce qui se vend moins bien est moins bon, donc il faut s’en méfier !
Au passage, ce comportement moutonnier des amateurs de luxe chinois [on pense ici au « suicide » des lemmings dans les immensités nordiques] confirme ce que nous avons toujours professé dans ces colonnes : ces « amateurs » aimaient plus l’argent des montres que les montres, et ils pratiquaient davantage la culture de l’ostentation statutaire qu’ils ne pratiquaient la culture horlogère [ceci ayant bien sûr de nombreuses exceptions]. Ils achetaient des icônes horlogères comme on s’offre des fétiches et des grigris pour se porter chance. Ils ne collectionnaient pas : ils stockaient et ils spéculaient sur les pénuries, comme tout bon épicier qui se respecte – on relira ici les pages désopilantes de Jean Dutourd dans Au bon beurre…
Sagesse des Chinois ou inconscience fatale de consommateurs ahuris par deux décennies de matraquage marketing ? Toujours est-il que cette panique panurgique des Chinois fait baisser les prix des montres de luxe dans le monde entier : on n’en est pas encore à un retour aux prix boutique, mais on est déjà très en-deçà des prix pratiqués en début d’année [le marché est aujourd’hui internationalement connecté : les baisses et les hausses sont simultanées dans toutes les métropoles]. Il faut déjà redouter un effet boule de neige, les consommateurs occidentaux n’étant ni plus, ni moins pétochards que les Chinois : un effet boule de neige qui peut tourner à l’avalanche, au bas de la pente actuelle de décroissance, si tous les crétins qui ont acheté, à n’importe quel prix, les montres qu’on leur désignait comme les plus « chaudes » se mettent à les revendre, en créant un cycle déflationniste qui mettra des mois à calmer ses ardeurs destructrices.
Certes, on n’en est pas encore là, mais peut-être faudra bientôt parler d’un watch run imprévu – une course à la revente des montres achetées trop cher, tant qu’elles ont encore des acheteurs qui en veulent et tant qu’il y a encore un marché pour les échanger. Business Montres, média fondé en 2004, voici donc dix-huit ans, peut vous parler d’un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître : il fut une époque pas si lointaine où les Daytona de seconde main en acier valaient à peine plus cher d’occasion que les Daytona neuves et où les Nautilus de base étaient assez dédaignées par les collectionneurs pour ne valoir que la moitié de leur prix boutique chez les revendeurs spécialisés. On en déduira que ces sacrés Chinois ont l’art de brouiller les cartes, qu’il achète comme des morts de faim au risque de déséquilibrer le marché, ou qu’ils revendent comme des possédés [toujours avec le même ensemble touchant] au risque d’accélérer la débâcle horlogère en cours. Comme on en reparlera forcément dans les semaines qui viennent, on vous laisse réfléchir là-dessus…
NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES
Des pages en accès libre pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les quarante premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #50 ci-dessous)…
❑❑❑❑ SANS FILTRE #51 : « C’est peut-être Timex qui a trouvé l’argument le plus percutant contre les smartwatches » (Business Montres du 22 août)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #50 : « Le blanc ne devient-il pas la couleur la plus disruptive pour un cadran de montre ? » (Business Montres du 13 août)
Coordination éditoriale : Eyquem Pons