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Smart what ? Supid watch !

Avec le recul, il est amusant de relire ce qu’on pouvait penser des premières montres connectées présentées par Samsung en 2013. C'était notre premier article de fond sur ce sujet. Non-événement géant à nano-valeur ajoutée ? La suite allait mettre les points sur les « i » : le coup de balai sur l’entrée de gamme suisse, bien pronostiqué ici, la stupeur hébétée des patrons horlogers, les initiatives pour survivre…


 Pour un mirage, c'est un mirage, une de ces illusions d'optique médiatiques qui envahissent régulièrement le champ et qui s'effacent comme des bulles de savon dans le soleil. Pour un non-événement, le lancement de la première smartwatch (« montre intelligente ») lancée comme un produit de masse est un macro-événement mondial à nano-valeur ajoutée (Business Montres du 4 septembre, complément du 5 septembre et analyse du 6 septembre) : Samsung, qui avait réussi à supplanter l'iPhone Apple sur le marché des smartphones [au moins sur les marchés asiatiques], a surtout prouvé qu'on pouvait être commercialement puissant en même temps que misérable sur le plan marketing. Il n'y a pas l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarettes entre le sentiment de supériorité sur ses concurrents et l'adoption d'une posture d'arrogance et de suffisance. C'est exactement ce danger qui guette les horlogers suisses, dont Le Figaro (6 septembre), qui fait une large place à nos analyses, nous assure qu'ils « ne paniquent pas face à l'arrivée des montres connectées ». Panique qui serait mal venue, mais la « sérénité » du Swatch Group ou l'« absence d'inquiétude » de Rolex ne sont pas forcément rassurantes. Une analyse purement comptable peut exonérer les marques suisses de tout danger : 80 % du chiffre d'affaires de l'industrie se fait sur des segments de prix supérieurs à ceux que visent les smartwatches – qui ne menaceraient donc pas les montres suisses plus haut de gamme !

 C'est oublier deux choses : d'une part, la riposte d'Apple se fera certainement sur un segment de prix supérieur [c'est le privilège d'un prescripteur d'imposer son référentiel, et Apple a toujours pratiqué le marketing de rupture par le prix autant que par le concept]. Second point critique, et on pardonnera aux analystes un peu myopes de l'ignorer : les montres qui génèrent 80 % de ce chiffre d'affaires ne représentent, au mieux, que 20 % de volumes de l'horlogerie suisse. Si les montres connectées balayent l'entrée de gamme suisse [qui n'a guère d'arguments à opposer à des produits multi-fonctionnels qui iront bien au-delà du simple écran déporté de la Samsung] et elles disloquent la base de la pyramide suisse, le reste dégringolera en faisant un certain bruit. Les grandes marques de prestige – même hyper-verticalisées comme Rolex – ont besoin d'un tissu industriel riche et d'un terreau créatif fertile pour survivre. Faute de quoi, elles seraient obligées de revoir leurs prix de revient, donc leurs prix de vente, donc leurs volumes de ventes, donc leur stratégie marketing, donc leur communication et tout le reste. La logique systémique de l'érosion par la base est impitoyable...

 Un rappel historique pour les plus jeunes, qui n'ont aucune culture de la crise [puisque l'horlogerie vole de sommet en sommet depuis une décennie] : les grandes ruptures de l'histoire horlogère n'ont jamais été monocausales. C'est toujours la convergence de facteurs toxiques qui a provoqué les effondrements : pour ne prendre que l'exemple évident de la « crise du quartz », la disruption technologique était remédiable, mais elle a été aggravée et rendue léthale par la conjonction d'une crise monétaire internationale (le franc suisse trop fort face au dollar, et donc des montres suisses trop chères), d'une crise commerciale (l'arraisonnement du marché américain, premier marché pour les montres suisses, par Seiko, après une offensive préparée de longue date sur le seul terrain des montres mécaniques), d'une crise industrielle (l'inadaptation des structures de production en Suisse), d'une crise marketing (la démode statutaire du label mécanique suisse) et d'une crise pyschologique (la nulllité intellectuelle des dirigeants horlogers, incapables de comprendre les mutations du marché). À l'époque, seul Nicolas Hayek avait pris la mesure de cette mutation : son ovni Swatch ne répondait pas à une demande, mais à une disruption capable de sauver une horlogerie suisse dans laquelle il entreprenait parallèlement de faire le ménage (celui des structures autant que celui des élites incompétentes). La Swatch était la smartwatch (« montre futée », malicieuse et intelligente) des années 1980 !

 La convergence du pire n'est pas aussi évidente aujourd'hui, mais les coups de boutoir des marques électroniques – additionnés à la dépression économique rampante des économies du monde entier (émergées et désormais émergentes), au renchérissement constant (et suicidaire) du prix des montres suisses, à l'asphyxie des marques créatives par les géants généralistes, à de nouvelles concurrents comme les Chinois et à la tétanie des dirigeants horlogers [on va s'arrêter là !] – devraient initier un séisme ravageur, même pour les marques les plus prestigieuses qui se croient « crisis proof »... Le défi des montres connectées est formidable : les géants de l'électronique se proposent de vendre une centaine de millions de montres dès les premières années de leur règne ! De quoi naufrager et engloutir, en une décennie, « les trois-quarts de l'activité horlogère suisse » (Grégory Pons au Figaro) : le chiffre peut faire sourire [surtout ceux qui ne croyaient pas que la crise de 2008 allait engloutir le quart de l'activité horlogère suisse], mais on ne voit pas comment, ni pourquoi, les acheteurs de montres connectées – vous, moi, nous, tout le monde, exactement comme pour les smartphones – acheteraient, en plus de leur smartwatch, des montres d'entrée ou de moyenne gamme à faible valeur ajoutée statutaire, dénuées de toute créativité et tout juste bonnes à indiquer l'heure avec des aiguilles sur un cadran basique vaguement Swiss Made. Même avec un mouvement automatique aussi innovant que le Sistem51, Swatch aura du mal à convaincre au même niveau de prix que les smartwatches. Demain, Business Montres (10 septembre 2013) analysera les résultats d'une étude sur l'optimisme des dirigeants horlogers pour 2013 : ça laisse plutôt pantois (image ci-dessous : illustration de Christophe dans La Famille Fenouillard, 1893 – voir également le graphique en bas de la page)...

 La réponse au défi de la carpo-connexion (connectique de poignet) consistera, précisément, à trouver de nouvelles raisons d'acheter des montres. Dans l'entrée de gamme, cité par Le Figaro, Jean- Pierre Lutgen, le créateur d'Ice-Watch, pense avoir trouvé une partie de la solution : il a sans doute raison  de miser sur l'« émotionnel », valeur-clé porteuse d'avenir. Les lignes de front vont bouger ! C'est cette création d'émotions nouvelles au poignet qui devrait également orienter la stratégie des marques de niche indépendantes : les « machines » de Maximilian Büsser, les mécaniques d'Urwerk ou les propositions de De Bethune tracent des perspectives pour une clientèle de collectionneurs contemporains, qui seront également tentés de se faire plaisir du côté des chefs-d'oeuvre vintage de l'âge d'or. Vouées à un mainstream de fort volume et soumises à l'exigence de fortes marges qui les empêchent de prendre le moindre risque commercial ou créatif [à quelques exceptions près], les plus grandes marques ont du souci à se faire, mais elles ont les trésoreries qui leur permettront de tenir quelques années contre vents et marées : après tout, Nokia a mis cinq ou six à plier le genou ! Le vrai enjeu et la vraie bataille face aux montres connectées, c'est la renaissance d'un marché de la créativité accessible, avec des propositions nouvelles à la portée des amateurs occidentaux étrillés par la décroissance économique et avec des volumes salvateurs pour les emplois. Business Montres a déjà donné quelques exemples de résurgence émotionnelle au poignet, comme Shinola aux Etats-Unis, Sevenfriday en Suisse ou même, dans un autre registre, Ice-Watch en Belgique. Les candidats ne manquent pas, de nouveaux intervenants devraient débarquer sur le marché et même quelques grandes marques ont compris ce qui se tramait. Profitons du répit que nous offre le bide de cette stupidwatch Samsung pour pousser nos feux et préparer une riposte qui redonne envie de conserver au poignet une place pour des vraies montres...

 ••• TEXTE ORIGINAL : éditorial Business Montres du 9 septembre 2013

 


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