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Sous le signe de la boule rouge, un voyage à travers les beaux-arts du temps (troisième partie #3/3)
Reprise d’un texte écrit en 2006 pour un livre qui a finalement vu le jour sous une autre forme. Ce n’est donc pas un article, mais une promenade « culturelle » dans l’histoire des objets du temps, de la préhistoire à nos jours (troisième et dernière des trois parties)…
À RELIRE : la première partie (Business Montres du 9 décembre) et la deuxième partie (Business Montres du 16 décembre) de notre voyage personnel au pays des premiers objets du temps, sous le signe de la boule rouge et des concours hippiques…
« Un pèlerinage personnel
à l’Observatoire royal
de Greenwich (Royaume-Uni) »
Le texte ci-dessous a été écrit en 2006 pour un ouvrage finalement publié sous une autre forme, voici quelques années. Il s'agit donc du chapitre d'un livre (non d'un article), mais on peut le relire à part, comme un patient voyage aux sources de nos beaux- arts du temps, sinon comme un très court roman de notre apprentissage des heures...
En quittant Greenwich, je profite de la marée pour remonter la Tamise jusqu’au cœur de Londres, qui a toujours gardé le goût de l’eau salée. Cette fois, j’ai rendez-vous avec l’autre Angleterre, celle qui a plutôt le goût du bocage et des herbages, l’Angleterre des paddocks et des écuries. Epsom, capitale internationale des courses de chevaux. Quel rapport avec ma quête de la précision chronométrique ? Tout simplement le fait que c’est ici, à Epsom, qu’on a, pour la première fois, chronométré une course : il s’agissait de chevaux, puisque les humains n’avaient pas encore dcouvert le goût de la course à pied. Les Anglais n’allaient pas tarder à jouer les sportmen, ici, justement, dans cette Angleterre qui semble avoir expérimenté, avant toutes les nations européennes, le goût de l’effort sportif. Et ce n’était pas un effet de la légendaire « excentricité » britannique, même s’il est vrai que les Anglais n’ont jamais rien fait comme les autres. Au Moyen-Age, quand les rois d’Angleterre venaient vendanger l’Aquitaine, l’art militaire et les tournois n’empêchaient pas les jeux de balle . Les chevaux occupaient dans les conversations la place que tient aujourd’hui l’automobile : on se passionnait pour les meilleurs étalons et on se lançait des défis d’un élevage à l’autre, pour sélectionner les meilleurs champions. Le chevalier est alors le modèle social et la chevalerie la reine des batailles : les souverains l’ont compris et ils soutiennent leurs éleveurs de chevaux.
Dès la fin du XIIe siècle, le roi Richard Cœur de Lion crée une course sur la lande d’Epsom, aux portes de Londres, et il la dote de quarante livres d’or : à son retour des Croisades, peut-être avait-il la nostalgie des magnifiques chevaux arabes dont il avait remarqué l’allure dans les batailles de Palestine. Un de ses successeurs du XVIe siècle, Henri VIII, édicte le premier règlement sur les courses de chevaux (1512) et il lance la mode des « courses au clocher », une course à travers champs où il faut se diriger à vue sur le clocher du village voisin, en franchissant d’une traite tous les obstacles. Dans le bocage irlandais comme dans la campagne anglaise, ces courses vont se multiplier. Le premier hippodrome britannique sera bâti par Jacques Ier à Newmarket au début du XVIIe siècle. Le « livre des généalogies », le fameux Stud Book, est créé au début du XVIIIe siècle par Guillaume III. Le Jockey Club anglais est fondé en 1750. Ces efforts ont popularisé les courses hippiques, qui permis de sélectionner, au fil des décennies, ce qui deviendra plus tard la race du pur-sang anglais. Au XVIIIe siècle, l’Angleterre a aussi un siècle hippique d’avance sur les autres nations européennes. On vient de voir qu’elle possédait aussi quelques décennies d’avance sur le plan maritime et horloger. Si les Européens ont inventé, au temps de la Renaissance, les premiers mouvements horlogers capables d’égrener les secondes, c’est à un maître-horloger britannique, George Graham qu’on doit, au début du XVIIIe siècle, la mise au point de la première montre à aiguille des secondes indépendante.
Après Harrison, tout est donc prêt pour l’application de la chronométrie à une passion très anglaise : on commence à parler de sport, un vieux mot français, qui vient de desport (« loisir »), repris par l’anglais et recentré sur la seule dimension active et physique de ces loisirs. En 1595, une décision des autorités militaires anglaises avait engagé une forme de révolution : cette année-là, les forces armées britanniques avaient officiellement abandonné la pratique du tir à l’arc au profit de la pratique du mousquet. La nécessité de s’entraîner quotidiennement à ce tir à l’arc – les archers anglais étaient redoutés dans toute l’Europe – avait limité la pratique des autres loisirs. Le « virage » technologique opéré vers l’art de la mousqueterie allait permettre à l’esprit britannique de compétition de s’exercer dans d’autres formes d’activité physique . Le sport moderne est né de cet édit. Dans les collèges anglais, les étudiants pratiquent le football, le cricket et toutes sortes d’entraînements physiques, alors que les enseignants français persistent, même après la Renaissance, à considérer le sport comme futile : le roi de France, François Ier, avait choqué les Français en se mesurant à la lutte contre le roi d’Angleterre, Henri VIII, au Camp du Drap d’or (1520).
La plupart des sports pratiqués au XVIIIe siècle se passent parfaitement d’une mesure des temps courts. Le décompte du temps ne change pas grand-chose à un match de cricket, à une partie de paume ou à une course d’aviron, dont on repère la première compétition officielle en 1715, toujours en Angleterre. Reste le sport hippique : les chroniqueurs de l’époque parlent d’ailleurs d’« art gymnastique » à propos de ces courses de chevaux. Ce n’est pas un hasard si la première course de chevaux courue « contre la montre » – et peut-être même la première épreuve sportive jamais vraiment chronométrée – se déroule en Angleterre, sans doute en 1731. De course en course, les paris se structurent. D’un haras à l’autre, les défis se précisent : il ne s’agit plus d’encourager la sélection des chevaux les plus rapides, mais de battre des records. La première édition du Derby d’Epsom Downs est organisée en 1780 : au pays des grands horlogers, les progrès de la chronographie permettent de donner aux éleveurs des références et des repères à la seconde près sur une même distance. A la même époque, apparaissent également les premières courses à pied sur de longues distances, d’un village à l’autre, de clocher à clocher : elles seront également étalonnées au chronographe d’une année sur l’autre. Sur le continent, les aristocrates européens copieront très vite cette manie anglaise des courses hippiques, devenue plus snob que le traditionnel jeu de paume, un peu trop galvaudé à leurs yeux : on disait alors, en Europe, que la France comptait plus de salles de jeu de paume que d’églises !
Epsom me remet en mémoire certaines archives de la maison Heuer, découvertes en compagnie de Jack Heuer dans son chalet de Gstaad : son arrière-grand-père, Edouard Heuer, s’était orienté vers le marché des chronographes parce que ses amis des milieux hippiques cherchaient des montres capables de mesurer précisément les exploits des pur-sangs d’un Jura suisse riche en élevages. Le père de Jack, le colonel Charles- Edouard Heuer, était un des meilleurs cavaliers de l’armée suisse, vainqueur de nombreux concours et assez ami des chevaux pour avoir ses propres écuries dans la cour de sa maison, à Bienne. C’est un amusant raccourci historique, mais je trouve assez logique que le cheval ait permis à Heuer, aujourd’hui TAG Heuer, de devenir la marque de référence pour les chronographes de prestige. Le parallèle n’est pas vain. A partir de la seconde partie du XVIIIe siècle, les horlogers anglais, guidés par l’exemple de Harrison, avaient décidé que le vrai enjeu était la fiabilité et la précision des montres de marine, qui étaient alors de vrais objets de luxe, convoités, entretenus et entourés de plus de soins que les équipages eux-mêmes. Dès la seconde partie du XIXe siècle, Edouard Heuer a perçu que la pratique du sport et le goût de la vitesse du monde moderne allaient créer une demande croissante de chronographes et de compteurs de sport accessibles. On peut prolonger l’idée en songeant que Jack Heuer et ses successeurs ont compris, dans la seconde moitié du XXe siècle, que le chronographe de poignet allait devenir l’accessoire masculin, puis féminin, le plus symbolique d’un nouvel art de vivre. Aujourd’hui, on évalue mal à quel point la montre H-4, exemplaire unique qui avait réclamé vingt ans de travail, a pu être révolutionnaire : la moindre de nos montres-bracelets mécaniques propose la même exactitude, avec une fiabilité bien supérieure si on prend en compte la résistance aux chocs, l’étanchéité à l’eau et à la poussière ou la qualité des huiles. L’industrie horlogère produit chaque année plusieurs dizaines de millions de montres mécaniques d’une qualité chronométrique au moins égale à celle de John Harrison, qui avait mis plus de vingt ans à réaliser la sienne.
Au loin, les collines du Surrey où nous avons rendez-vous avec Ron Dennis, le patron de l’écurie de Formule 1 McLaren, qui a fait construire, à l’écart des regards indiscrets, une sorte de manufacture high-tech vouée aux beaux-arts du sport mécanique (ci-dessus, le Technology Center Mclaren de Woking). Là, on va reparler de chronométrage, mais à une autre vitesse, et avec TAG Heuer. Ce qui est déjà une autre histoire, que nous raconterons un autre jour...