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CARPO-RÉVOLUTION : Une guerre entre sentinelles statutaires et fétiches transactionnels du futur monde connecté
(reprise d'un texte publié par le magazine « Entreprise romande », dans le cadre d'un dossier sur « Le luxe suisse confronté à son avenir »... Après trois décennies d’une domination incontestée sur le marché du luxe horloger, la Suisse se voit menacée dans son royaume par des marques électroniques qui ne relèvent même pas forcément de l’industrie du luxe. Le choc est plus culturel que technique, mais la menace plus existentielle que structurelle.
Le problème des montres connectées n’est pas qu’elles soient connectées, mais plutôt qu’elles soient des… montres ! Les puristes vous jureront qu’il ne s’agit pas de montres, mais que de simples terminaux numériques asservis à un téléphone intelligent. Le problème est que cet outil connecté se porte au poignet, comme une montre classique dont il occupe la place.
Le premier danger est donc, pour les montres suisses, purement territorial. C’est une banale menace d’expulsion par un « intrus » qui s’intéresse d’autant plus au poignet que cet emplacement est physiologiquement idéal : le poignet est pratique pour attacher un objet, facile à rapprocher du visage pour lire une indication, peu fragile. C’est pour ces raisons que nos ancêtres, il y a un siècle, avaient choisi de ne plus porter leurs montres dans leur poche, mais au poignet. Les smartwatches ont une préférence encore plus marquée pour ce poignet gorgé de fluides biologiques (sang, pression artérielle, etc.) indispensables aux capteurs biométriques embarqués dans la montre. C’est parce que tout se passe au poignet qu’un peut parler de « carpo-révolution » – la révolution des poignets.
Comment de simples « gadgets » électroniques pourraient-ils menacer les indispensables montres suisses ? La concurrence n’est pas directe : les smartwatches visent simplement à éjecter l’horlogerie suisse des poignets. « Ôte-toi de là que je m’y mette » : l’injonction est brutale, mais ferme. On ne portera pas deux montres au même poignet, ni même une montre à chaque poignet [c’était le privilège du regretté Nicolas Hayek, qui en portait jusqu’à trois à chaque poignet]. Donc, le combat se terminera par la victoire ou la défaite de la smartwatch, conséquence de la belle résistance ou de l’éviction de la montre traditionnelle, qu’elle soit ou non haut de gamme.
Murés dans leurs splendides certitudes et à l’apogée de la « bulle des montres » dans les années 2010, les maisons horlogères n’ont pas cru que les montres connectées pouvaient séduire au-delà du mundillo des technophiles : « Il n’y a pas de marché pour ces terminaux téléphoniques de poignet ». Puis elles n’ont pas cru que ces « gadgets » connectés étaient des montres : « Une journée d’autonomie pour cet écran-nain, c’est tout aussi ridicule que le manque d’étanchéité ». Ensuite, elles n’ont pas imaginé que ces produits de téléphonistes exotiques puissent menacer la grande Suisse horlogère : « Ce sera une mode éphémère qui ne concerne pas nos belles montres ». Enfin, ces marques horlogères ont décidé que ces « trucs » électroniques ne relèveraient jamais de l’univers du luxe : « Nous parlons d’éternité, pas d’obsolescence programmée », répétait Jean-Claude Biver avant qu’il ne mange son chapeau en abjurant son parti-pris anti-connexion…
Sauf que les volumes des ventes de montres connectées – inexistants en 2010 – ont explosé à partir de 2013 (deux millions de smartwatches), 2014 (huit millions), 2015 (dix-huit millions) et 2016 (vingt-quatre millions). En 2016, il se sera vendu plus de montres connectées non suisses que de montres suisses (toutes gammes confondues). En 2016, la marque Apple aura vendu la moitié de ce que vendent toutes les marques suisses réunies, en faisant un chiffre d’affaires horloger nettement supérieur à celui de Rolex ! Certains croient encore à l’« échec commercial » des smartwatches : prenant leurs désirs pour des réalités, ils confondent les phases de pénurie organisées par Apple (pour assécher les rayons en attendant la livraison de la seconde génération) avec un essoufflement des ventes. Ces Apple Watch sont partout sur listes d’attente…
En plus du problème de l’expulsion des poignets, il y a désormais un danger de submersion sous le nombre : autant de smartwatches vendues par les géants de l’électronique, ce sont autant de montres suisses qui restent sur les rayons. On en voudra pour preuve l’effondrement des exportations dans le segment de prix de ces montres connectées : 15 % à 20 % de chute annuelle pour les montres à moins de 400 CHF prix export. Les plus touchées sont les montres électroniques suisses, dont il se vendait 22 millions de pièces en 2015 et dont il pourrait ne plus se vendre que le tiers ou le quart d’ici à la fin de la décennie. Mettons-nous à la place du consommateur moyen : entre une montre à trois aiguilles qui lui donne une heure qu’il peut trouver partout autour de lui et une montre connectée qui le relie au monde entier et à ses propres rythmes biologiques, comment ne pas hésiter ? Surtout dans le « système des objets connectés » qui est en train de reformater notre quotidien, où de plus en plus d’objets « intelligents » s’acharnent à nous simplifier la vie. Les montres connectées sont des clés indispensables pour entrer dans ce monde global numérisé.
Le dynamitage par les smartwatches de la base de la pyramide des montres suisses ébranle logiquement les étages supérieurs de cette pyramide, d’autant que leur apparition est à la fois la cause et l’effet d’une mutation sociétale beaucoup plus profonde [voir notre encadré]. Cette secousse tellurique est d’autant plus puissante que les « grandes » marques suisses ont refusé de réagir, avec un ensemble touchant mais désespérant. On n’a guère vu qu’une réaction opportuniste du groupe Frederique Constant, qui a opté pour de simples montres à capteur d’activité analogique (lecture par aiguilles). Une réaction timidement corporatiste chez Breitling, avec une montre connectée de pilotage dont la cible semble bien étroite. Une réaction vigoureuse et « industrielle » de TAG Heuer, qui a mis en place non seulement un partenariat de premier plan avec Intel et Google, mais aussi deux ateliers de production en Suisse, qui permettront dès 2017 de produire des montres connectées Swiss Made – ce qui était impossible jusqu’ici : TAG Heuer a pris beaucoup d’avance dans ce domaine, mais ne produira jamais que 200 000 montres connectées en 2017.
En revanche, aucune réaction du côté du Swatch Group [qui laisse entendre que ça ne va pas tarder, après avoir nié tout intérêt à ces montres, ce qui avait désarmé mentalement toute l’industrie], du groupe Richemont, du groupe Kering et des indépendants suisses. Rien en vue chez Rolex, qui se considère comme étanche à tout danger comme à toute tentation du côté de la connexion. Tout le monde a raté le premier train ! On devrait cependant découvrir au printemps quelques propositions du côté de chez Montblanc (partenariat en Californie) ou de chez Louis Vuitton (partenariat avec la Chine), en plus d’une offre désormais plus soutenue chez de nombreuses start-ups plus ou moins associées à des équipes de grandes écoles d’ingénieurs suisses.
En soi, les montres connectées ne sont aujourd’hui qu’un des multiples facteurs négatifs qui assaillent l’industrie horlogère suisse (citons, entre autres, les désordres géopolitiques mondiaux, les changements politiques en Chine, en Russie et aux Etats-Unis, les graves revers de la globalisation économique, la dépression économique des pays industrialisés, la surproduction des montres, leur surexposition dans les vitrines et les médias, etc.). C’est tout de même un facteur aggravant dans la mesure où il menace la place occupée au poignet par la montre suisse, et donc directement les volumes de production et le prestige statutaire de ses marques. Au danger territorial s’ajoute donc un danger sociétal. Maintenant que l’alliance entre Apple et Hermès, puis le partenariat entre Samsung et De Grisogono (montre connectée de joaillerie) ont prouvé que luxe et connexion n’avaient rien d’incompatible, la crise horlogère n’est plus seulement structurelle, elle devient existentielle : la survie des montres traditionnelles est en jeu et le pronostic vital semble engagé, au-delà de ce que ressentent les acteurs de l’industrie, qui n’ont pas forcément compris qu’on avait changé d’époque.
Une profonde mutation sociétale
Démographiquement, les générations de la fin du XXe siècle et de l’aube du IIIe millénaire (les fameux « milléniaux ») comment à peser plus lourd que les générations précédentes. Si elles n’ont pas encore la maîtrise du pouvoir économique [toujours réservé, mais de moins en moins, aux baby boomers qui les ont précédés], ces nouvelles générations sont malgré tout en situation d’imposer leurs valeurs et leur propre rapport au luxe, qui n’a plus rien de statutaire, ni d’ostentaire. On passe insensiblement de l’avoir – propre de la société de consommation de masse – à l’être – qui cantonne le luxe à l’expérience et à l’usage, mais plus à la propriété. On ne recherche plus les biens durables (comme les montres), mais des objets ludiques, relationnels et créatifs, forcément accessibles, ce qui disqualifie les « grandes marques » aux messages statutaires et aux prétentions ostentatoires. La génération Y est une génération connectée, qui n’imagine pas un instant de se déconnecter du monde : elle tient à doubler les applications « sociales » de son téléphone par les émotions des applications plus personnelles et plus intimes que proposent les smartwatches. Si ces « Y » ne doivent porter qu’une montre chic, elle sera connectée ou, pour se faire plaisir, ce sera une montre vintage, à l’ancienne, par dandysme. Leur vrai fétiche transactionnel, c’est déjà la montre connectée : pourquoi pas demain la puce bioconnectée pour vivre plus intensément dans un univers de réalité augmentée ?