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LE SNIPER DU WEEK-END (bloc-notes en accès libre)
Comment on est en train de cumuler le pire des années 1930, des années 1970 et des années 2007-2008

Retour du Sniper pour la onzième séquence de l’année 2023 : on va donc vous parler, entre autres, de mégamenaces, des autruches qui n’aiment pas les canaris, d’une horloge publique ou du devoir de résistance – on en oublie, mais vous retrouverez tout ce petit monde dans les notes ci-dessous. Les qualités d’un bloc-notes selon l’excellent Sylvain Tesson ? « Les blocs-notes sont des coups de sonde, des carottages donnés dans le chatoyant foutoir du monde ». Bloc-notons donc dans le chatoyant foutoir de l’horlogerie…


DEMANDEZ LE PROGRAMME (agenda wonderweekesque)

Au programme de ces prochains jours, la Wonder Week de Genève, bien sûr, avec à peu près 170 marques plus ou moins actives sur les bords du lac (au sens large) et d’excellentes surprises à venir, du côté de chez Jean-Claude Biver, d’Alain Silberstein, de la famille Arabo (Jacob & Co.) qui n’encombre pas de détails, d’un Pierre Salanitro qui porte très bien son prénom et de plein d’autres animateurs de la communauté horlogère. Gros orages médiatiques à prévoir dès lundi, avec plusieurs centaines de nouveautés qui vont exploser dans les différents espaces réquisitionnés par les marques. Comme toujours, faute de pouvoir être au four et au moulin [on peut difficilement cuisiner tout en faisant le marché), Business Montres se tiendra aux avant-postes pour vous rendre compte de ce qui est le plus intéressant dans cette Wonder Week, le reste venant par la suite dans nos pages Repérages...

AU TEMPS DU CHANGEMENT D’HEURE (rappel historique)

Intéressante, cette manie de changer d’heure deux fois par an. D’une part, elle révèle notre dépendance au moins psychologique de nos instruments horaires ordinaires [nos prothèses temporelles numériques], qui demeurent toujours exactement à l’heure exacte, alors qu’il nous faut réajuster l’heure de nos outils non connectés. D’autre part, ce changement d’heure nous rappelle d’autant mieux l’importance du décompte du temps dans les cultures européennes qu’il tombe pile avec l’anniversaire de l’installation à Paris de la première horloge publique : c’était le 25 mars 1370, il y a 653 ans, avec la mise en marche de la grosse horloge du Palais, à Paris, par le roi Charles V Le Sage. Ce mécanisme – dont le cadran est toujours visible dans la Tour de l’horloge de l’île de la Cité. Depuis, la mécanique imaginée par l’horloger lorrain Henri de Vic a été remaniée, de même que le cadran carré, d’un diamètre d’un mètre et demi (ci-dessous). Sur la plaque située sous ce cadran, on peut lire une sentence latine, qu’on peut traduire par « Cette machine qui fait aux heures douze parts si justes enseigne à protéger la Justice et à défendre les lois »…

QUAND LES AUTRUCHES N’ENTENDENT PAS LE CANARI (éditorial)

Certains pourraient trouver l’exercice lassant, mais c’et la réalité qui est têtue, pas la reprise inlassable du narratif de ce réel qui semble heurter le discours dominant. Nous parlons évidemment de ce que nous avons appelé le « canari dans la mine » (Business Montres du 20 mars) : chacun pourra vérifier que, depuis cet avertissement du Sniper du lundi, la situation a plutôt empiré, le Crédit suisse s’est plutôt effondré et la Deutsche Bank s’est retrouvée plutôt très exposée – sans parler des banques américaines au bord du gouffre, où une poignée d’entre elles, et non des moindres, ont déjà plongé. En soi, le sort personnel de ces banquiers faillis et déconfits nous est assez indifférent, tout celui des crypto-escrocs partis avec la caisse [là encore, n’avons-nous pas tiré le signal d’alarme en voyant la ruée des horlogers vers les NFT ?]. Le problème, c’est que l’horlogerie vit depuis un quart de siècle sur un grand pied, celui des « surplus » de la fabuleuse création de richesses nées de la prédation turbo-capitalisme dans les économies de bulle. Sans ce « gras » providentiel, qui a permis à la montre traditionnelle de quintupler la taille de ses marchés en démultipliant la demande de ses nouveaux clients potentiels, sans cette effervescence spéculative habilement attisée tant par les marques que par les maisons d’enchères, bref sans les opulents « nouveaux enrichis » de la globalisation, de la financiarisation et d’une ahurissante frénésie de la planche à billets américaine, l’avenir de l’horlogerie s’annonce bien sombre et plutôt plombé…

C’est bien ce qui est en train de se jouer dans un monde bancaire guetté par la débâcle systémique et dans les déséquilibres financiers qui voient se fissurer l’ancien système monétaire international. Les meilleurs clients de la montre n’en dorment plus, les plus intelligents d’entre eux comprenant que le remède prodigué par les banques centrales et les autorités financières – cette injection massive d’argent, plus léthale que la destruction créatrice de toute crise – sera sans doute pire que le mal. Ne serait-ce que parce que cette crise n’est qu’un des phénomènes connexes de la désoccidentalisation de la planète dévoilée par les reclassements géopolitiques en cours. La dédollarisation est en cours, avec l’érection du yuan en nouvelle « monnaie de réserve » pour les nations extérieures à ce que les Russes et les Chinois nomment désormais l’« Occident collectif ». Ce nouveau concept traduit bien que la désoccidentalisation en cours déborde largement la crise ukrainienne, le prochain affrontement sino-américain ou l’avènement d’une nouvelle géopolitique multipolaire de la planète, mais qu’elle concerne tout l’Occident, ses règles du jeu et son système de valeurs.

C’est ici que l’horlogerie est concernée : les montres ont été un des marqueurs quasi-génétiques les plus évidents de l’occidentalisation du monde – c’est-à-dire de l’application du soft power euro-américain à l’ensemble des continents. Le premier fétiche de l’accès aux valeurs de l’ancien monde occidental n’avait-il pas été la montre, en Europe [où l’horlogerie est née] comme aux États-Unis, puis dans nos empires coloniaux et jusque dans cette Russie soviétique ou dans cette Chine maoïste qui avait fait de la montre un des quatre symboles du progrès que tout bon communiste doit posséder [avec la bicyclette, la machine à coudre et la radio : « Trois objets à roue et un objet qui parle » selon le président Mao : on relira ici avec profit notre chronique Business Montres du 15 septembre 2012, « Un duel entre les rouages et les roues »]. Si cette désoccidentalisation en cours va à son terme, elle s’accompagnera très logiquement d’une déconstruction de nos habitudes horlogères. Le travail de sape a été massivement entamé par le tsunami des montres connectées, qui a repoussé les montres traditionnelles vers un segment de luxe qui est lui aussi menacé par la désoccidentalisation et par l’émergence des nouveaux nationalismes économiques à tendances localistes. On peut imaginer que la mise en réseau de la planète, avec ce qu’on vient de vérifier dans le changement d’heure de cette nuit [tout le continent européen soumis à une heure pré-réglée à diffusion instantanée et en accès libre], va accélérer la marginalisation fonctionnelle et socio-culturelle [autre que spéculative ou ostentatoire] de la montre classique « à l’européenne ».

Avec la Wonder Week qui génère un optimisme de commande, les autruches auront beau enfoncer leur tête dans le sable au cri d’alarme du canari, la crise bancaire qui s’amorce est tragique, non seulement économiquement, mais aussi culturellement : elle remet en cause tout un système de représentation – ce qui rend plus urgente que jamais une réflexion fondamentale sur ce que peut et doit être l’horlogerie du XXIe siècle qui s’ouvre, avec une refondation de tout un système de valeurs qui est en train de se pétrifier dans la fascination hypnotique qu’exerce la polarisation en cours [quand 10 % des marques génèrent 90 % de l’activité d’un secteur, la fossilisation menace]. Nos amies les autruches entendront-elles enfin le cri du canari au fond de la mine ? On vous laisse réfléchir là-dessus !

QUELQUES SIGNAUX FAIBLES DU GRAND BASCULEMENT (acupuncture)

Ce sont les photons d’une nouvelle aube qui se lève sur le mondede la nouvelle désoccidentalisation – celles que les pantouflards cacochymes des états-majors horlogers ne veulent pas voir, alors que les joyeux septuagénaires bondissants de la nouvelle horlogerie en ont déjà tout compris (Business Montres du 24 mars). Quelques signaux faibles valent mieux qu’un long discours…

❑❑ OBLIGATIONS : la Chine et en train de revendre à tour de brs ses obligations américaines. Le volume est à son plus bas niveau depuis la crise de 2008 (graphique ci-dessous). Rappelons que c’est cette manne chinoise qui avait permis de relancer l’économie mondiale après cette crise et qui avait notamment permis à l’horlogerie de se refaire une santé…

❑❑ RELÈVE DES TAUX : ce n’est pas la politique qu’on attendait des banques centrales (Fed, BCE), qui ont visiblement préféré lutter contre l’inflation au risque de déstabiliser les marchés. Bourse en berne et argent plus cher : c’est inquiétant pour la croissance horlogère, qui ne repose plus depuis trois ans que sur l’endettement ahurissant des consommateurs américains [et non plus sur la prospérité des néo-bourgeois chinois ou des vieux clients européens]

❑❑ RALENTISSEMENT : sanctionnées en retour par les sanctions qu’elles voulaient infliger à la Rusie, les économies européennes ralentissent alors même que l’effondrement de certaines d’entre elles est en question [le « Club Med » Italie, Espagne, Grèce, sinon France – demain l’Allemagne ? – est au bord de la déroute bancaire et l’asphyxie pour cause d’endettement excessif]. Ce ne sont pas les banques européennes, plombées par leurs obligations pourries qui pourront refinancer les efforts d’un relèvement économiques. Il ets douteux que les pays européens les plus riches payent pour les plus pauvres : qu’adviendra-t-il de l’euro ? La déstabilisation en cours ira-t-elle à son terme ? On comprend que le basculement possible de la Deutsche Bank rende les opérateurs un peu nerveux

❑❑ ASSURANCES : contrairement à ce qu’ils croient et à ce que susurrent leurs gouvernants, les déposants européens n’ont aucune garantie de voir leur argent protégé. Les Américains ont déjà soustraits du jeu bancaire des centaines de milliards de dollars (99 milliards de dépôts retirés pour la seule semaine du 15 mars). La perspective d’un bank run européen n’est pas la motivation idéale pour acheter des montres, alors même que le marché de la seconde main commence à vaciller faute des profits faciles qu’on y faisait depuis trois ans…

❑❑ DÉFAILLANCES : les gouvernements préfèrent ne pas en parler [toujours cette manie de jouer les autruches], mais le niveau actuel des faillites et des défaillances d’entreprise en Europe a dépassé la cote d’alerte, les effets désastreux des sanctions contre la Russie s’additionnant aux effets délétères de la pandémie et des mutations sociétales en cours – sans parler de la banalisation des délocalisations vers le États-Unis qui subventionnent leur réindustrialisation sur le dos des Européens.

❑❑ LIQUIDATIONS : en fait, c’est tout le système bancaire qui est à réviser et à « créditsuissiser » – comprenez par là à rationaliser en éliminant les mailllons faibles et peu rentables. Des centaines de milliers de postes de travail devront être liquidés pour assainir les circuits financiers après un quart de siècle de laxisme et de création d’argent trop facile. Échapperons-nous à l’euro numérique qui pourrait tout régler, tout en permettant aux pouvoirs publics de pratiquer – dans une logique de crédit social – une féroce surveillance de nos dépenses ?

❑❑ INTERACTIONS : le drame, pour l’horlogerie, c’est le croisement toxique de multiples « séries historiques » qui se télescopent en coagulant leurs effets ou en les démultipliant. Il y a une véritable « conjonction des catastrophes » entre l’addition fatale des dettes publiques accumulées depuis un quart de siècle, la captation d’un nouveau partage du monde industriel entre les États-Unis [c’est pour eux une question de survie : il leur faut neutraliser l’Europe et en avaler les restes] et le reste du monde, la nouvelle géopolitique multipolaire en voie de cristallisation avec l’effacement de l’imperium américain, le culte galopant de l’écolo-wokisme dans des pays occidentaux médusés par cette nouvelle religion délirante [les horlogers devraient se garder de ne pas verser dans cette irrationalité transitoire], le lâcher-prise des nouvelles générations -et on en oublie. Tout ceci fermente et semble de moins en moins contrôlable dans ce qui ressemble à une descente aux Enfers en pente douce…

❑❑ MÉGAMENACES : le dernier signal faible du jour (mais assurément pas le dernier de la série) est un conseil de lecture. Nouriel Roubini signe Mégamenaces. Dix dangers qui mettent en péril notre avenir et comment leur survivre aux éditions Buchet/Chastel. Cet économiste américain est célèbre pour avoir annoncé la grande crise financière de 2007-2008 – cette épisode avait généré une crise horloger qui n’a jamais existé pour les autruches de l’horlogerie, même si l’économie des montres avait perdu en un an un bon quart de ses volumes et de ses revenus [en sommes-nous jamais vraiment sortis ?]. Que nous dit Nouriel Roubini à propos de ces « mégamenaces » ? Pour Le Temps, Aline Bassin lui a fait résumer la situation : « La part de la dette privée et publique par rapport au PIB a explosé. Dans les années 1970, elle était de moins de 100 %. En 2019, elle atteignait 200 % du produit intérieur brut, 350 % l’année dernière. De surcroît, ce taux ne comprend pas tout. Sur fond de vieillissement de la population, il y a par exemple les retraites, le système de santé et les fonds de pension qui augmentent implicitement des besoins futurs non financés dans les économies avancées. Jusqu’à il y a deux ans, les taux d’intérêt étaient de zéro ou négatifs, ceux à long terme étaient proches de zéro, voire négatifs. En conséquence, même si vous étiez ce qu’on appelle un zombie, c’est-à-dire insolvable, vous pouviez survivre un moment. Maintenant, les taux d’intérêt montent au nom de la lutte contre l’inflation, ce qui augmente le fardeau des emprunts immobiliers, des leasings automobiles et autres crédits d’étudiants. L’aiguillon pour une crise de la dette est désormais là car ce qui était plus ou moins tenable va devenir insoutenable. Aujourd’hui, nous avons le pire des années 1970, avec des chocs persistants sur l’offre, et le pire de la crise financière de 2008 car la dette est encore plus élevée qu’il y a quinze ans. Nous avons par-dessus le marché une dépression géopolitique comme dans les années 1930, avec un certain nombre de puissances qui remettent en question l’ordre établi par les Etats-Unis. En résumé : le pire des années 1930, des années 1970 et de 2008. » À vot’bon cœur, mesdames et messieurs…

UN MARCHÉ ÉTATIQUE DE SECONDE MAIN (pour mémoire)

C’était en 1925 : Lénine avait besoin d’argent pour parer à la catastrophique mise en place du socialisme en Russie soviétique. Il avait donc organisé la vente des bijoux des anciens tsars et des grandes familles de la Russie impériale. Les pierres seront desserties par des professionnels (scène de carnage ci-dessous) et les montures fondues, mais beaucoup de chefs-d’œuvre joailliers d’avant la révolution blochevique seront vendus aux enchères à New York et en Europe. Sic transit gloria mundi

CLOCKS EN STOCK (le dessin du jour)…

« Les petits créateurs indépendants et les ateliers horlogers de la nouvelle génération étaient bien décidés à faire de la résistance face à l’oligarchie des marques dominantes ». Cette pépite de notre vingt-sixième séquence « Horlotainement » de l’année (Business Montres du 25 mars) nous situe les vrais enjeux de la Wonder Week : comment survivre quand 10 % des marques captent 90 % du chiffre d’affaires de l’activité horlogère [c’est globalement et schématiquement vrai, mais pas encore tout-à-fait dans les détails] ? C’est tout le sens de la résistance qui s’organise sur les bords du lac et dans les boutiques du centre-ville de Genève ou sur le campus de la Head : n’oublions pas que 170 marques seront présentes à Genève pour cette Wonder Week, Watches & Wonders n'en regroupant qu’un petit tiers tout en concentrant les deux-tiers du chiffre d’affaires de l’horlogerie…


Coordination éditoriale : Eyquem Pons



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