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JAMAIS LE JEUDI (accès libre)
Le plus difficile, c’est de faire comprendre à quel point la reconstruction de l’horlogerie va être difficile après un tel effondrement

Les prophètes du « rebond » imminent et les sectateurs d’une rapide reprise en « V » ont-ils les yeux en face des trous ? On peut se le demander alors qu’on ne fait que découvrir très progressivement les dégâts occasionnés à l’industrie des montres par une crise sanitaire aux effets démultipliés par une crise économique sans cesse plus aigüe et plus étendue. Après la chronapocalypse que nous vivons en confinement, l’horlogerie déconfinée sera méconnaissable…


LA PENSÉE MAGIQUE 

AUTOUR D’UN IMMINENT 

« REBOND » HORLOGER (éditorial)

Le mot « chronapocalypse » a pu choquer quand nous avons commencé à l’employer, fin février, tout comme avait choqué le mot « coronapocalypse » [moins précis pour ce qui est des conséquences de la pandémie sur l’horlogerie], revendiqué ici même dès la mi-janvier. Cette conceptualisation sémantique n’était pas un plaisir gratuit, ni une coquetterie éditoriale : elle traduisait simplement le souci de résumer une situation complexe et mouvante en l’enfermant dans un mot facile à mémoriser (visuellement, mentalement et même phonétiquement) et capable de symboliser ajouter au malheur du monde », a-t-on fait dire en substance à Albert Camus, qui préférait s’exprimer plus directement en écrivant : « La logique du révolté est de s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel » (L’homme révolté, 1951). Deux formulations pour une même idée : le mensonge est bien plus ravageur que la vérité.

Cette introduction très littéraire n’est pas destinée à masquer une réalité beaucoup moins littéraire et plus prosaïque, mais à mettre les points sur les « i ». L’horlogerie sortira de cette période de confinement en loques : nous serons dans un champ de ruines et il nous faudra de nombreux mois pour, d’une part, évaluer les dégâts et, d’autre part, rebâtir ce qui pourra l’être. La chronapocalypse, c’est de toute évidence la fin d’un monde horloger : nous vivons le basculement d’un ancien monde vers un nouveau monde. Un ancien monde qui a duré le temps d’une génération – environ vingt-cinq ans, ce qui nous ramène à 1990-1995 – et qui a constitué un âge d’or des montres mécaniques traditionnelles, dans la dynamique retrouvée d’après la « révolution du quartz. Le basculement a commencé en 2015, année qui a vu se télescoper, en provenance de l’Est une crise horlogère d’intensité variable [née de la chasse aux « montres de corruption » en Chine et du néo-nationalisme austéritaire prôné par Xi Jinping] et, en provenance de l’Ouest, une disruption carpo-révolutionnaire provoquée par l’arrivée massive des montres connectées sur le marché. C’est en 2015 qu’on a allumé l’allumette et qu’on a commencé à la promener au-dessus du tonneau de poudre horloger.

Dès lors, le pire ne pouvait que se produire : la pandémie planétaire de 2020 n’a fait que révéler des lignes de fracture préexistantes et elle n’a fait qu’accélérer le pourrissement d’une situation déjà très dégradées. La chronapocalypse n’est que le résultat surinfecté de plaies très anciennes, dénoncées ici même depuis des années : la course effrénée au profit sous l’influence des grands groupes cotés en Bourse, la polarisation ahurissante sur un seul marché [la Chine et l’Asie émergente], la concentration sur un seul type de demande solvable et de clientèle [les prédateurs enrichis par la globalisation des économies], la « luxification » forcenée qui a généré une inflation galopante sur les montres [une moyenne de 250 % de hausse en vingt ans : qui a vu ses revenus progresser à ce niveau, hormis les profiteurs de la globalisation ?], la tricherie organisée à propos d’un Swiss Made devenu passoire ou « tigre de papier », l’incapacité de se réformer ou même d’apprendre de ses faux-pas de la part d’une officialité horlogère égocentrique au discours autistique, le malheur d’une communauté de lions commandés par des ânes (selon le mot du maréchal Foch) ou le recours abusif et frénétique à la pensée magique concernant l’immunité naturelle d’une industrie aussi fantastique – on en passe et des plus graves.

Le dernier symptôme de cette pensée magique, c’est la croyance au « rebond » imminent, d’autant plus facile à pronostiquer que les états-majors horlogers ne disposent que d’un seul logiciel culturel – celui de la quête d’une croissance à tout crin – et d’un seul bouton de commande : « on » pour relancer la machine vers l’avant. Pas de frein, pas de marche arrière, pas de touche « pause », pas de panic button en cas d’incident grave, pas de signal d’alarme ! C’est parce que ce signal d’alarme n’existe pas qu’il revient à des médias libres comme Business Montres de le tirer aussi souvent que possible – et nous ne nous en privons pas ! On, on et seulement on : quand les commandes ne répondent plus, c’est brutalement le déni de réalité [ça n’existe pas !], avant la péjoration [ce n’est rien du tout !], puis l’hébétude [comment cela a-t-il pu arriver ?] et enfin la peur et l’affolement [sauve-qui-peut !], en se raccrochant alors aux croyances les plus absurdes, comme celle de ce fameux « rebond » qui aura autant de consistance que les différentes « reprises » horlogères évoquées par Nick Hayek (Swatch Group) depuis cinq ou six ans, alors que son chiffre d’affaires annuel régresse ou ne parvient même pas à se rapprocher des dix milliards publiquement annoncés.

Ce fameux « rebond » en forme de V est une sorte de chimère typographique qui excite les états-majors, rendus myopes au point de prendre un U pour un V ou un L, voire assez astigmates pour déformer un < en V – c’est-à-dire un symbole « inférieur à » en symbole connecteur de « disjonction logique » [une sorte de « fromage et/ou dessert »]. Tout un programme… Qui peut expliquer pourquoi on prend la moindre réouverture de boutique dans un mall commercial déconfiné pour le retour en fanfare de l’âge d’or et la moindre vente de montre comme le signe annonciateur d’une aube dorée de prospérité aux lendemains enchanteurs. Sachant que les directions des structures asiatiques sont généralement d’origine locale et compte tenu du fait que les visiteurs européens ne sont plus admis en Chine intérieure sans passer deux semaines en quarantaine, il devient difficile de vérifier in situ des affirmations et des promesses téléphoniques qui n’engagent que ceux qui les croient.

Ce mythique « rebond », véritable légende inaugurale des années 2020, n’est que le pont-aux-ânes, précisément, des ânes qui commandent les lions horlogers : c’est une arme de démobilisation massive qui peut conduire les esprits simples à ne plus douter de la date de péremption de l’ancien monde et à ne plus considérer que les élites responsables du désastre ne sauraient en rien redevenir les élites capables de remédier aux conséquences de ce désastre. Il faut cesser de croire aux fausses valeurs ! Soumise à des enfumages chroniques et à un incessant déni de réalité, la communauté horlogère aurait tort de douter de l’effondrement en cours. Certes, dans la pénombre du confinement, le champ de ruines n’a pas encore dévoilé l’ampleur des destructions, mais elles n’en sont pas moins évidentes pour ceux qui ont, comme nous, commencé à les explorer méthodiquement. Il n’y aura pas de « rebond » avant un long moment, tout particulièrement pour l’industrie horlogère traditionnelle, plus gravement impacté et moins facilement guérissable que les autres industries du luxe du fait de sa dynamique propre, de ses constantes de temps et de la profondeur surinfectée de ses erreurs passées. Sans doute pour ne pas désespérer les marques, la banque Vontobel fait état de 25 % de baisse de l’activité horlogère en 2020 : nous tablons plutôt sur une chute de 40 % à 50 % de l’activité d’ici au mois de décembre [soit la plus forte baisse jamais enregistrée dans l’histoire de la montre suisse, si on exclut les guerres mondiales]. Nous verrons bien qui a raison ou tort. On vous laisse réfléchir là-dessus…

❑❑❑❑ À NOS AMIS LECTEURS

Alors que l’horlogerie est au point mort,  avec ses manufactures et ses ateliers fermés ou très ralentis, nous profitons de cette chronapocalypse pour proposer un supplément de pages en accès libre. C’est notre contribution à l’« effort de guerre » de toute la communauté horlogère, pour la soutenir dans les difficultés qu’elle affronte et qui ne font que commencer. Nos lecteurs, anciens et surtout nouveaux, pourront ainsi mieux profiter des loisirs que leur offre le confinement. À vous, en retour, de nous soutenir par un geste simple et très efficace : vous abonner (moins de 70 centimes par jour) pour bénéficier tranquillement de toutes nos informations, de toutes nos chroniques et de toutes nos analyses. Nous comptons sur vous comme vous pouvez compter sur nous pour ne pas vous abandonner dans cette crise aux conséquences incalculables…

LES BONNES, MOINS BONNES

ET AUTRES NOUVELLES DU JOUR,

EN VRAC, EN BREF ET EN TOUTE LIBERTÉ

❑❑❑❑ LA PRÉCISION DU JOUR : toutes, absolument toutes les nouvelles publiées hier, tant dans Le Zapping du mercredi que dans notre parodique Thermomontres, relevaient du poisson d’avril éditorial que nous pratiquons depuis la création de Business Montres, il y a plus de quinze ans [c’est une très ancienne tradition journalistique que nous tenons à honorer]. Désolé pour nos lecteurs qui auraient pris ces informations au sérieux..

❑❑❑❑ LE MEILLEUR POISSON DU JOUR D’AVANT : disons qu’il est frais d’hier (premier avril) et c’est l’excellent Hervé Gallet qui l’a publié dans Le Point (France). On vous le laisse déguster : froid, le poisson d’avril horloger est toujours meilleur !

❑❑❑❑ LA BANDE-SON DU JOUR : un peu moins de classiques du vintage et de valeurs sûres, grâce à Woodkid et Boy Run Boy (album Golden Age, 2012). La vidéo officielle nous fait voyager autant que la musique et les paroles – mais on s’en sortira comme nous le répète le dernier couplet : « Tomorrow is another day / And when the night fades away / You'll be a man, boy! / But for now it's time to run, it's time to run! » Rappelons que Business Montres a décidé de créer une play-list optimiste et nostalgique pour aider tout le monde à se déconfiner mentalement…

❑❑❑❑ LE MOT DU JOUR (1) : on peut parler de « coronawashing », tout comme on parlait de « greenwashing » pour les marques qui se pressaient de se repeindre en vert sans rien changer à leurs pratiques irresponsables. Coronawashing horloger : les marques qui multiplient les messages de compassion et qui se contentent d’écouter les échos de leur brame. Coronawashing horloger : les marques qui proclament qu’elles offrent un certain pourcentage de leurs ventes actuelles à des institutions sanitaires, mais comme elles ne vendent pas (ou plus) de montres, c’est tout juste un effet d’annonce ! Coronawashing horloger : les messages adressés au personnel pour l’inciter à se protéger (par exemple, la vidéo de Nick Hayek : Business Montres du 24 mars) au moment même où les directions des marques en question demandent à leurs employés de revenir à la leur poste de travail, dans des conditions minimales [parfois pire !] de sécurité sanitaire. Coronawashing horloger : les déclarations publiques, vertueuses et compatissantes, des états-majors, alors qu’ils préparent, dans l’ombre, des plans sociaux que n’éviteront pas les secours financiers généreusement accordés par les pouvoirs publics. Coronawashing horloger : les appels à la solidarité de la communauté horlogère, au moment où les plus grandes marques monopolisent à leur profit – et à n’importe quel prix [on assiste, en Suisse, à une explosion du prix de certains composants et des mouvements disponibles] – les capacités productives des fournisseurs indépendants encore en état de travailler…

❑❑❑❑ LE MOT DU JOUR (2) : un bon indice pour démêler le coronawashing de la philanthropie authentique, c’est l’« environnement » de l’initiative [non sa communication] et le lien plus ou moins étroit qu’elle peut avoir avec le métier de l’entreprise. Quand les bracelets SIS offrent la totalité de leurs équipements de protection (masques, gants, lunettes, etc. : Business Montres du 31 mars) aux hôpitaux de la Franche-Comté, ce n’est clairement pas du coronawashing. Quand Bvlgari fait des pieds et des mains pour rapatrier un stock de gel hydroalcoolique fabriqué en Italie dans ses propres ateliers, ce n’est pas du coronawashing (voir ci-dessous et Business Montres du 31 mars). Idem pour Pierre Salanitro quand il trouve un stock de 100 000 masques pour les offrir aux hôpitaux de Genève : à part Business Montres, personne n’est au courant, ce n’est donc pas un geste démonstratif de communication. Et ainsi de suite. Il va falloir apprendre à décoder…

❑❑❑❑ LE GESTE DU JOUR : quand on a affaire à un grand communicateur comme Jean-Christophe Babin, le premier réflexe est de se méfier ! Ensuite, il faut y regarder de plus près : on le sait homme de cœur et de passion, sincère dans ses élans et généreux parfois jusqu’à l’excès. On est donc tenté d’y croire : comme il a reconverti une partie des ateliers italiens de Bvlgari en production à la chaîne de gel hydroalcoolique [plusieurs centaines de milliers de flacons sont sortis de la manufacture ICR de Lodi, partenaire de Bvlgari : ci-dessus], on sait aussi qu’il a fait des pieds et des mains pour pouvoir en rapatrier un stock à Neuchâtel (siège de Bvlgari Horlogerie et Parfumerie). Une première cargaison de 3 000 flacons réutilisables de 75 ml a été livrée aux sept hôpitaux de Neuchâtel, des dizaines de milliers d’autres devraient l’être dans les semaines à venir. En bon patron qui ne perd jamais le nord, Jean-Christophe Babin a « griffé » ces flacons, dont plus personne ne pourra oublier qu’ils viennent de chez Bvlgari : ce n’est pas du coronawashing, mais une communication de crise intelligente qui fait oublier le soupçon de coronawashing. Et ça rend sacrément service aux soignants d’un canton assez durement touché par le coronavirus. Ça permet aussi de se poser des questions sur ce que ne fait pas l’industrie horlogère pour contribuer à l’« effort de guerre » contre le virus…

❑❑❑❑ LA RÉFLEXION DU JOUR : c’est celle de nos lecteurs qui nous font remarquer que, même s’il est possible de fabriquer dans les usines horlogères aujourd’hui des « respirateurs de campagne » [qui ne sont pas tout-à-fait des respirateurs, mais qui fonctionnent déjà tout comme : l’exemple du respirateur d’urgence mis au point par des mécaniciens de la F1 signalé par Le Figaro est très parlant], les robots d’usinage horlogers pourraient se contenter d’usiner, sans complications majeures, des composants pour ces respirateurs ! C’est ce que nous proposions lundi dans notre « Droit de Ré-Pons » (Business Montres du 30 mars) – vidéo ci-dessous. En répartissant les tâches entre plusieurs manufactures, il serait même possible de réaliser un respirateur complet. Les gugusses qui croient qu’on ne peut jamais rien faire – pour eux, tout est toujours trop compliqué pour qu’on ose le faire – en seront pour leurs frais…

❑❑❑❑ LA QUESTION (NAÏVE) DU JOUR : c’est toujours la même ! Est-il décent pour un CEO horloger de mettre ses équipes de direction à la diète (chômage partiel, etc.) sans toucher à son propre salaire ? La question se pose pour l’industrie des montres tout comme elle se pose pour d’’autres industries à travers le monde, avec, déjà, un nombre négligeable de grands dirigeants d’entreprise qui ont renoncé partiellement ou totalement à leur rémunération pour marquer leur solidarité personnelle avec les victimes économiques de cette crise sanitaire…

❑❑❑❑ LA DÉSINFORMATION DU JOUR : elle témoigne de l’hystérie émotionnelle qui étreint les uns et les autres devant l’imminence du danger. Cette semaine, dans une manufacture horlogère suisse qui a choisi de reprendre le travail (avec demi-équipes alternées, distanciation sociale surveillée de près, gel hydroalcoolique à tout bout de champ, etc.), la direction fait intervenir une équipe de désinfection dans les ateliers – équipe masquée et revêtue de combinaisons blanches, avec des pulvérisateurs de liquides désinfectants). Il n’en faut pas plus pour créer une rumeur : c’est une évacuation sanitaire d’urgence pour des personnels contaminés. Grosse frayeur collective. Avant de se dégonfler, l’affaire est remontée jusqu’aux syndicats et jusqu’à nous…

❑❑❑❑ LE JEU-TEST DU JOUR : les bonnes réponses à précédent quiz de confinement (Business Montres du 31 mars) étaient : aviateur-B, Sea-Dweller-F, smartwatch-I (ci-dessus). Voici maintenant trois nouvelles questions tirées d’un de nos précédents « Tour des montres en 80 tests » – les bonnes réponses demain !

 ❑ La supercomplication « 1735 » de Blancpain (six complications mécaniques majeures) ne comportait pas de… A) Équation du temps. B) Chronographe à rattrapante. C) Répétition minutes…

 ❑ La Big Bang lancée par Hublot en 2005 a reçu à ce jour… D) Une Aiguille d’or et deux autres prix au Grand prix d’horlogerie de Genève. E) Trois prix au GPHG. F) Un total de cinq prix au GPHG…

 ❑ La manufacture De Bethune, qui tire son nom d’un chevalier-horloger du XVIIIe siècle, a été fondée… G) En 1998 à Genève. H) En 2002 à Sainte-Croix. I) En 2007 à Neuchâtel…

❑❑❑❑ LA CITATION DU JOUR : « Le confinement, en nous privant d’espace, nous restitue le temps » (Patrick besson, Le Point, 26 mars 2020). Jolie formule, qu’on aimerait avoir trouvé – sauf que l’allongement chronique des conversations au téléphone fait qu’on dispose apparemment d’encore moins de temps en confinement…

❑❑❑❑ LE DESSIN DU JOUR : « Dans le plus pur style « new look » et avec une élégance irréprochable, le nouveau personnel de la nouvelle Samaritaine allait être habillé par Christian Dior (poisson d’avril 2020 : Business Montres du 1er avril). Ne nous inquiétons pas pour Bernard Arnault : il n’a pas encore réquisitionné la nouvelle Samaritaine pour y loger les contaminés parisiens de la préfecture de Police…


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