SANS FILTRE #26 (accès libre)
« S’il vous plaît, Monsieur l’Actionnaire, nettoyez à fond vos écuries d’Augias »
Tous ceux qui aiment les marques du groupe Richemont et qui sont en contact tant avec leurs directions qu’avec leurs personnels savent que la crise que traverse le groupe est très grave et que le mal-être s’est durablement installé. Managers, cadres et employés sont démotivés. Le désespoir n’est pas loin. Tous les signaux sont au rouge. Ce n’est pas le tout de virer une DRH qui n’avait que le défaut de se croire dans le monde d’avant ! L’actionnaire doit agir vite et frapper fort s’il ne veut pas voir son empire entrer dans une irrémissible et fatale décadence…
C’est une supplique à un milliardaire tellement milliardaire qu’il pouvait jusqu’ici affecter de ne pas trop se soucier de cette lointaine horlogerie-joaillerie genevoise qui représente quelque chose comme 10 % de ses revenus, mais qui compte pour 90 % de ses soucis. Quelques dizaines de millions, voire quelques centaines en plus ou en moins à la fin de l’année, qu’est-ce que ça change au train-train de la Compagnie financière Richemont, qui gagne un milliard et demi de francs suisses par an (pour un peu plus de 14 milliards de CHF de chiffre d’affaires) ? Pas grand-chose, il faut l’avouer, mais pourquoi Johann Rupert, actionnaire et chairman du groupe, aurait-il à s’inquiéter, lui qui estime très calmement qu’on en a encore pour douze, vingt-quatre ou même trente-six mois à subir les turbulences économiques nées d’une crise sanitaire qui n’est pas que sanitaire…
Sauf que le palais Richemont est aujourd’hui un château vermoulu, une bâtisse d’allure vénérable mais rongée par d’insidieuses termites. Vu de l’extérieur, tout semble intact, mais la charpente est pourrie, la toiture fuit, les murs se lézardent sous les stucs et la moisissure ronge les dorures. Dans les douves nagent de redoutables prédateurs. Dans les combles, les fantômes du passé remâchent leur nostalgie d’une splendeur évanouie sans comprendre que leur monde s’est abîmé, et avec lui leurs certitudes (im)morales et leur vision du monde périmée, très largement au-delà de la date de péremption. Johann Rupert n’a peut-être pas encore réalisé l’ampleur des dégâts, mais c’est aujourd’hui son héritage paternel – un patchwork de marques patiemment raboutées – qui est directement menacé, comme frappé au cœur par des années d’erreurs stratégiques, de recrutements hasardeux, d’incompétences managériales au plus haut niveau et de rapacité prédatrice érigée en conception du monde…
Tiens, en parlant de recrutement hasardeux, ce n’est certainement pas en virant sans ménagements une directrice des ressources qui s’était rendue odieuse et qui avait réussi à faire l’unanimité contre elle – employés, cadres et patrons : un vrai front syndical ! – qu’on réglera tous les problèmes qui se posent chez Richemont et qu’on apaisera le malaise existentiel qui démotive tout le monde et qui décourage cet élan créatif et cette audace entrepreneuriale sans laquelle aucun projet d’entreprise ne tient la route. Ce qui faudrait commencer par se demander, c’est pourquoi on a recruté celle qu’on vient de décruter. C’est comment personne au sein du groupe n’a eu le simple réflexe de vérifier sur Internet les antécédents de cette candidate, éjectée par LVMH après avoir été virée de Canal+. C’est qui a donné son feu vert pour ce recrutement et qui a permis que cette fonction RH relativement subalterne lui permettre d’intégrer le Senior executive Committee…
Ensuite, il faudrait se demander comment on a pu décider de rogner traîtreusement le bonus du personnel au moment où il était placé en chômage partiel [rappelons que des groupes de luxe comme Hermès, Chanel et d’autres ont continué à payer plein pot leur personnel confiné] sans que personne, dans les étages supérieurs de la hiérarchie ne tire le signal d’alarme, au nom de la plus élémentaire common decency comme au nom des intérêts bien compris du groupe qui voit désormais se profiler en France et en Italie un grand risque de conflits sociaux. Ceci au moment même où le rapport d’activités du groupe devait publier la fabuleuse augmentation [36 %, mais 58 % pour la DRH : apparemment, ça n’a choqué personne !] que venait de se voter le comité de direction : il y a des choses qui ne se font pas et qui ne passent plus. Surtout quand on a trop longtemps mis trop souvent les troupes dans une tension à la limite du burn-out…
La démotivation dramatique de l’ensemble du personnel, prélude à une tragique « fuite des cerveaux », témoigne de ce refus de comprendre le monde tel qu’il est. « C’est la faute de quelques journalistes mal intentionnés », déclarait encore récemment la direction de Cartier en tentant de s’expliquer à propos de nos révélations à propos du hold-up sur les bonus et de la rémunération dont s’empiffrait le comité de direction (relire nos éditions de ces derniers jours) : faut-il être « mal intentionné » pour se faire l’écho de ce hold-up qui révolutionne toutes les marques du groupe et pour relever, dans le rapport d’activités accessible à tous, qu’il y a une concomitance gênante entre ces deux informations ! Un tel déni collectif de réalité [on ne peut en rendre la DRH éjectée seule responsable] prouve à quel point la haute direction du groupe, gavée d’argent et d’avantages acquis, murée dans une arrogance inconnue ailleurs et bunkerisée dans son splendide isolement, ne vit plus sur la même planète que son personnel (managers compris). Quelque chose d’irréparable s’est cassé et, sans une grande lessive de fin de printemps, on n’arrivera plus à recoller les morceaux. Plus personne n’y croit et, surtout, plus personne ne veut y croire…
C’est moins un problème banal de « gouvernance » d’entreprise que de logiciel Richemont à reformater : le fait que Johann Rupert ne détienne qu’un pourcentage très réduit d’actions tout en exerçant un pouvoir considérable du fait de ses droits de vote n’est certes pas éthique, mais le problème est ailleurs. Si coupable il est, Johann Rupert l’est surtout d’avoir laissé faire, trop longtemps, sans vrai contrôle de ce qui se passait effectivement sur le terrain, et d’avoir fait trop longtemps confiance à des gens qui ne le flattaient par devant que pour mieux le piller par derrière. Ce « clan » – inutile de donner les noms, tout le monde les connaît – a toujours privilégié ses intérêts personnels sur ceux des marques et de leur personnel. C’est ce « clan » qui pose aujourd’hui problème, parce que c’est lui qui a codifié cette « culture Richemont » dont la toxicité est aujourd’hui démontrée : idéal en période de croissance pour accélérer l’accumulation des profits et les prises de parts de marché, ce « logiciel Richemont » s’avère obsolète en période de décroissance – il ne sait pas gérer la décélération, ni les années de vaches maigres.
C’est pourquoi on attend de Johann Rupert, qui débarque dans les heures qui viennent à Genève, dans les couloirs de l’état-major Richemont, qu’il prenne enfin les décisions qui s’imposent pour nettoyer les écuries d’Augias. Nous le redisons, c’est moins une question de personnes [encore qu’il soit évident que les meilleurs éléments du groupe aient eu tendance à s’exfiltrer au cours de ces dernières années] qu’une question de philosophie managériale : ce n’est pas en coupant quelques têtes de CEO dans les marques qu’on pourra rétablir la confiance et retrouver une dynamique. Surtout si on remplace les uns par les autres [c’est-à-dire d’autres cadres formatés Richemont et imbibés de ce logiciel toxique]. Ces chaises musicales seraient plaisantes à observer, mais rigoureusement et prodigieusement inutiles – c’est ce qui s’était passé au dernier coup de balai rupertien dans la direction des marques, avec un résultat quasiment nul, sinon pire au cours des années suivantes : le tropisme courtisan, les réflexes prédateurs et l’arrogance managériale avaient vite repris le dessus…
Comme panier de crabes, on ne fait pas mieux que le groupe Richemont, où grouillent et grenouillent des cercles d’autorité et des sphères d’influence qui se combattent, s’allient et se neutralisent en permanence. C’est tout un système qu’il faut réformer tant il s’est mué en fantastique machine à perdre, à tuer les enthousiasmes et à décourager les meilleures volontés. S’il vous plaît, M. Rupert, ayez le courage de bousculer les colonnes du temple, et tant pis pour les vieux crabes qui se trouveraient pris sous les décombres : la reconstruction n’en sera plus tonique et enthousiasmante…
NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES
Des pages en accès libre pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les vingt premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #20 ci-dessous)…
❑❑❑❑ SANS FILTRE #25 : « Les aventures de SuperDRH, avec un « S » comme… » (Business Montres du 2 mai)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #24 : Ce virus n’aura pas été le déclencheur de la crise, mais son révélateur, du moins pour ceux qui ignoraient les signaux faibles (Business Montres du 16 mai)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #23 : Les dix plus énormes stupidités horlogères proférées pendant le confinement – troisième et dernière partie (Business Montres du 4 mai )
❑❑❑❑ SANS FILTRE #22 : Les dix plus énormes stupidités horlogères proférées pendant le confinement – seconde partie ( Business Montres du 3 mai )
❑❑❑❑ SANS FILTRE #21 : Les dix plus énormes stupidités horlogères proférées pendant le confinement – première partie (Business Montres du 2 mai)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #20 : « Ça devient carrément gonflant et c’est quand même très moche, cette manie de squeletter toutes les montres ! » (Business Montres du 29 avril)