SANS FILTRE #47 (accès libre)
Tourbillon saphir à 9 000 CHF : « On nous cache tout, on nous dit rien ! »
Ce qu’on nous cache, c’est qu’il est possible de proposer des tourbillons mécaniques dans un boîtier en verre saphir pour moins de 9 000 francs suisses, alors que le moindre équivalent coûte entre 20 fois et cent fois plus cher chez les grands horlogers suisses…
Merci à Jacques Dutronc pour son « On nous cache tout, on nous dit rien » de 1967, excellente ritournelle qui nous précise aussi : « Plus on apprend, plus on ne sait rien. On nous informe vraiment sur rien » (paroles Jacques Dutronc et Jacques Lanzmann) ! Tout ceci parce qu’il faut se demander pourquoi il est possible de nous proposer un tourbillon mécanique – remontage manuel – à moins de 9 000 francs suisses dans un boîtier en verre saphir en tout point comparable à ceux que la haute horlogerie suisse tarifie vingt, trente fois ou même cent fois plus cher aux collectionneurs énamourés de cette planète.
Nos lecteurs auront compris que nous parlons ici de ce tourbillon Lux et Veritas signé par la très jeune marque singapourienne Zann Auror (Business Montres du 21 mars et « Repérages » Business Montres du 22 mars, vidéo ci-dessus) : boîtier saphir de 44 mm étanche à 30 m, bracelet à maillons saphir, verre saphir en dôme, aiguilles en verre saphir traitées au Super-Luminova de grade A, couronne en verre saphir sertie d’une moissanite [c’est presque plus chic que le diamant], mouvement mécanique squeletté à platine et ponts saphir avec 65 heures de réserve de marche (précision annoncée dans les plus ± 16 secondes par jour). Il est évident que les premiers tourbillons Richard Mille en saphir n’en donnaient pas autant (RM 56-01 de 2013) n’en donnaient pas forcément autant dans tous ces différents domaines, alors qu’elles étaient facturées pas loin de 150 fois plus cher ! Même si, aujourd’hui, ces multiples ont été ramenés à des niveaux plus modestes (disons de dix à vingt fois), on ne comprend pas comment, ni pourquoi une proposition à 9 000 francs suisses reste possible pour des produits fondamentalement comparables. On vient bien venir quelques arguments, mais ils ne sont pas convaincants :
❑❑❑❑ SINGAPOUR ! L’Asie n’est pas la Suisse et une marque singapourienne est parfaitement libre de faire fabriquer sa montre dans des ateliers spécialisés de la planète grand-chinoise (boîtier, bracelet, mouvement, etc.), mais les différences salariales entre deux espaces économiques ne peuvent pas expliquer de telles différences tarifairespour un même produit « industriel »…
❑❑❑❑ SWISS MADE ! Les mécaniques « chinoises » seraient-elles moins performantes que les mécaniques suisses ? L’amplitude de précision quotidienne avouée par Zann Auror est dans la norme réelle des tourbillons suisses : chacun aura noté que le tourbillon, supposé améliorer la précision isochronique de la montre, reste en Suisse un pur argument marketing et commercial, les marques se gardant généralement bien de communiquer sur la précision réelle et certifiée de leurs échappements à tourbillon…
❑❑❑❑❑ SAPHIR ! Certes, il y a verre saphir et verre saphir, avec des compositions chimiques qui peuvent varier dans différentes proportions, mais la base en oxyde d’aluminium (généralement Al2 O3) reste à peu près identique. Le matériau de base ne variant guère dans sa composition [certaines marques suisses avaient d’ailleurs essayé de tricher !], la part de la main-d’œuvre dans le prix de revient final reste non négligeable, mais sans commune mesure avec les différences de prix constatées : en Asie comme en Europe, il s’agit d’une main-d’œuvre spécialisée, donc plus exigeante en matière de salaire…
❑❑❑❑ FINITION ! N’ayant pas eu en main la montre Lux et Veritas de Zann Auror et ne disposant pas d’images en haute définition pour l’examiner de près, nous ne préjugerons pas du niveau effectif de ses finitions. Pourquoi douter qu’elles soient au niveau des finitions annoncées par les marques suisses pour un matériau (oxyde d’aluminium) qui se prête très peu à la virtuosité dans ce domaine ? Ce n’est donc pas sur ce terrain qu’on trouvera des arguments pour expliquer des prix qui passent du simple au décuple ?
❑❑❑❑ PRIX ! Il y a longtemps que les marques suisses ont compris que le niveau élevé du prix était considéré, pour les montres haut de gamme, comme un argument décisif et même une incitation positive pour les collectionneurs de haut niveau. C’est d’abord par ses prix hors du commun (pour son époque) que Richard Mille a pu consolider son image héroïque de casseur de codes dans le grand luxe. Avec le succès que l’on sait ! Les jeunes créateurs de l’atelier Zann Auror ont fait le choix inverse : quand on voit qu’ils n’ont encore qu’une dizaine de souscripteurs pour leur campagne sur Kickstarter, on se dit qu’ils ont peut-être eu tort…
❑❑❑❑ CONSIDÉRATION ! Comme cela se murmure souvent chez les collectionneurs frustrés, les Suisses usent et abusent de leur position dominante sur le marché des hautes mécaniques. Ce leadership leur donne le droit d’imposer le prix de leur choix aux suiveurs. De là à donner l’impression que les Suisses se payent la tête de leurs clients, il n’y a qu’un pas, allègrement franchi par les frustrés de la liste d’attente et les déçus de l’investissement victimes des promesses auxquelles ils croyaient. Les jeunes marques émergentes ont sans doute davantage le respect de leurs clients…
❑❑❑❑ MARKETING ! Bien entendu, les maisons suisses en font des tonnes dans ce domaine : en dépit de sa notoriété planétaire, Richard Mille consacre toujours autour de 25 % de son chiffre d’affaires à ses budgets marketing-communication, ce qui n’est évidemment pas le cas d’un atelier comme Zann Auror. Low cost contre intensive luxury, jeunes insolents contre institutions bien assises [on n’a pas dit… rassises !], positionnement marketing audacieusement abaissée sous le radar contre réassurance statutaire audacieusement surélevée par rapport à la ligne de flottaison, prix abusivement sacrifiés contre prix scandaleusement abusifs : le conflit est séculaire et le différend ne sera pas tranché. C’est encore l’argument le plus convaincant pour justifier les tarifs injustifiés de la haute horlogerie et pour tenter d’élargir le fossé entre les marques de l’oligopole qui cartellise d’industrie des montres et les jeunes accédants qui veulent entrer sur le marché…
« Plus on apprend, plus on ne sait rien. On nous informe vraiment sur rien » : on va terminer en chantant, comme il se doit (karaoke ci-dessous). Sans qu’on puisse obtenir une réponse robuste et clairement argumentée à un différentiel de prix suicidaire sur le long terme. Surtout dans une société de transparence planétaire électrisée par des réseaux sociaux où tout finit par se voir et se savoir dans l’instant. Il faudra bien qu’on nous explique en quoi cette montre Lux et Veritas est dix fois, vingt fois ou trente fois moins « bien » qu’une montre suisse analogue. En attendant qu’on en reparle, on vous laisse réfléchir là-dessus…
NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES
Des pages en accès libre pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les quarante premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #40 ci-dessous)…
❑❑❑❑ SANS FILTRE #46 : « Les horlogers ont oublié que l’histoire était tragique et qu’il fallait se méfier des prévisions rationnelles »(Business Montres du 15 mars)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #45 : « Alerte rouge : une fabuleuse arnaque est en formation » (Business Montres du 9 mars)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #44 : « À propos du conflit en Ukraine, de trop rares courageux ne compensent pas une masse de frileux et de peureux » (Business Montres du 2 mars)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #43 : « Amis détaillants, ne poussez quand même pas le bouchon trop loin ! » (Business Montres du 8 février)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #42 : « Le jour où le Yuka de la montre sera au point, l’horlogerie tremblera » (Business Montres du 26 janvier)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #41 : « Reviens, Pierre, on a encore besoin de toi ! » (Business Montres du 11 janvier)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #40 : Les marques horlogères ont-elles décidé de se débarrasser de leurs propres boutiques ? (Business Montres du 5 décembre 2021)