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SANS FILTRE #46 (accès libre)
« Les horlogers ont oublié que l’histoire était tragique et qu’il fallait se méfier des prévisions rationnelles »

Voici tout juste quelques semaines, en début d’année, chacun nous annonçait une merveilleuse et euphorique année 2022, bien meilleure que la dynamique année 2021. Quelques bombes inattendues (quoique prévisibles) plus tard, le paysage a changé et tout l’univers du luxe se trouve chamboulé…


L’invasion de l’Ukraine par la Russie va sans doute rebattre les cartes des marchés du luxe bien plus profondément qu’on ne s’y attendait aux premiers jours du conflit. Même en cas de désescalade militaire [il faudra sans doute attendre la victoire des armées russes, laquelle est aujourd’hui clairement anticipée par la coalition contre la Russie] et de retrait plus ou moins profond des troupes de Vladimir Poutine, les sanctions économiques décidées par les Occidentaux contre la Russie ne vont plus tarder à produire leur pénalisation ( : ces sanctions seront prolongées dans la durée, avec des effets pervers qui affecteront davantage, dans les mois et les années à venir, les Européens (en priorité) et les Américains plutôt que les Russes et leurs alliés [sachant qu’une large moitié de la planète ne les appliqueront pas, à commencer par la Chine, l’Inde, la plupart des pays africains et sud-américains]. Pour les marchés du luxe en général, et tout particulièrement pour les marchés de l’horlogerie et de la joaillerie, les conséquences directes de ces événements militaires sont pour l’instant incommensurables, même si on commence à deviner l’ampleur de ce qui nous attend – ceci sans prendre en compte l’impact purement économique de l’agression russe et de la contre-offensive des Occidentaux (inflation, pénurie énergétique, crise alimentaire, déstabilisation politiques, etc.)…

La seule affaire des diamants russes, désormais interdits d’exportations en Occident, est très révélatrice des évolutions de la situation. Le Sniper du lundi (14 mars) en parlait récemment : sans les approvisionnements en diamants « russes », c’est toute la chaîne logistique joaillière qui se trouve menacée, les stocks « stratégiques » des marques et des diamantaires – déjà historiquement bas en début d’année – ne leur permettant de tenir que guère plus de trois mois (en gros, jusqu’à la fin du printemps). À court terme, les dégâts seront bien plus spectaculaires pour les joailliers européens que pour les fournisseurs russes, qui trouveront de toute façon d’autres clients qui se chargeront de réapprovisionner un marché qui pèse à peu près 85 milliards de dollars, un peu moins du double du marché de l’horlogerie. Le recours à la hausse des prix ne sera pas forcément une bonne réponse pour les joailliers, surtout dans un contexte de tensions concurrentielles avec la guerre ouverte entre LVMH et Richemont (Tiffany & Co et Bvlgari contre Cartier). Le recours massif aux « diamants de synthèse », dont les prix sont à la baisse, constituerait une nouvelle balle dans le pied que se tirerait l’industrie joaillière…

La reprise anticipée pour 2022 semble donc menacée sur le front des diamants – hormis, bien sûr, pour ce qui concerne les pièces exceptionnelles d’une très haute joaillerie de plus en plus spéculative, qui voit les moindres pierres qui sortent de l’ordinaire (poids ou couleur) s’arracher pour des dizaines, sinon des centaines de millions : il est probable qu’on franchira en 2022 le cap symbolique du diamant de couleur qui se vendra pour un bon milliard de dollars [nous en reparlerons en temps utile]. Ce qui semble également menacée, c’est la réputation des prévisionnistes de Bain & Company, qui ont publié le 8 février, deux semaines avant l’« opération militaire spéciale » des Russes en Ukraine un rapport Global Diamond Industry qui est désormais à oublier, puisqu’il nous promettait pour 2022 une forte et brillante reprise, avec une croissance encore plus forte qu’avant la pandémie et une demande comme on n’en n’avait encore jamais vue. L’histoire est tragique : les états-majors horlogers et joailliers avaient trop tendance à l’oublier. Il va falloir maintenant apprendre à gérer la décroissance : dur, dur pour des équipes qui n’ont pas de logiciel adapté et dont la boîte de vitesses n’est pas équipée d’une marche arrière…

Autre déconvenue, celles des anticipations réalistes et raisonnables qui tenaient lieu de doxa, sinon de pensée unique, début janvier, aux analystes du luxe. N’ayant jamais fait preuve d’un optimisme béat [parce que nous savons, précisément, que l’histoire est tragique et que l’horlogerie connaît en moyenne, depuis un quart de siècle, une crise tous les trois-quatre ans et un choc majeur tous les huit-neuf ans], nous ne jetterons la pierre à personne en particulier, sinon pour donner un exemple. Le 9 janvier dernier, notre excellente consœur, la délicieuse Miss Tweed, nous promettait une année prospère, dynamique et riche en profits : « Inspirons-nous de 2021. De nombreuses craintes se sont révélées infondées ou exagérées : peur d'un ralentissement des dépenses de luxe des Chinois en raison de la campagne de « prospérité commune » de Pékin, craintes de l’impact de la baisse du tourisme sur les dépenses en voyage et surtout, crainte de l’impact psychologique de la pandémie sur l’envie de se faire plaisir et de dépenser sans compter » (nous avons repris ci-dessous l’illustration de son article). Ceci dans tous les domaines : « Outre les fusions et acquisitions qui vont aller bon train, il y a de nombreuses raisons d'être optimiste pour 2022 ». Les gourous qu’elle associait à sa démonstration étaient formels : « L'année 2022 devrait être à nouveau impressionnante sur le plan commercial, malgré des tendances de voyage peu réjouissantes » (Erwan Rambourg, HSBC). Et ainsi de suite… 

Il ne s’agit pas ici de stigmatiser quiconque, mais de rappeler que, là encore et une fois de plus, l’histoire est tragique : le moindre et imprévisible « cygne noir » (théorie formalisée par Nassim Taleb) peut enclencher un cycle de changements aussi considérables qu’exceptionnels : l’invasion de l’Ukraine, à laquelle très peu croyaient en Occident, a changé la donne, bouleversé les règles du jeu et entraîné la déconfiture des optimistes. Alors que les clients russes représentaient, un peu partout dans le monde qu’ils fréquentaient, à peu près 10 % des exportations suisses d’horlogerie-joaillerie de luxe, cette demande s’annonce sinistrée pour de longs mois, sinon de longues années. Les conséquences des sanctions vont également porter atteinte à la reprise en Europe et aux États-Unis, voire en Chine, et donc enrayer au moins momentanément la reprise des marchés du luxe, en obligeant les marques à revoir leurs plans commerciaux pour 2022 et à redimensionner leurs prévisions logistiques. Nous sommes entrés dans un monde où la guerre devient une probabilité non négligeable, sur tous les continents – ce qui n’est jamais bon pour les marchés du luxe…

Personne ne s’était préparé à la « diagonale du fou » tentée par Vladimir Poutine pour protéger les populations russophones d’Ukraine et desserrer l’étau actionné par l’OTAN et les États-Unis sur ses frontières. Le vin étant tiré, il faudra le boire, mais, après deux ans d’une pandémie qui aura finalement causé moins de ravages horlogers que prévus, il se peut que le millésime 2022 ne soit pas aussi glorieux et inoubliable que prévu – même si un cessez-le-feu intervenait rapidement en Ukraine. Le premier grand salon multimarques d’après la pandémie ouvrira ses portes dans quinze jours, mais dans une ambiance bien différente de celle qu’on anticipait et avec plus de questions que de réponses sur l’avenir prévisible. Entamées avec un grand bal masqué, les années 2020 s’annoncent tout aussi dramatiques que l’histoire est tragique. Elles risquent d’être cruelles pour toute une génération dont elles vont déchirer les certitudes. Le propre du tragique, c’est l’incertitude : nous entrons dans une ère liquide de grands changements dans l’instabilité. On vous laisse réfléchir là-dessus...

NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES

Des pages en accès libre pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les quarante premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #40 ci-dessous)…  

❑❑❑❑ SANS FILTRE #45 « Alerte rouge : une fabuleuse arnaque est en formation » (Business Montres du 9 mars)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #44 « À propos du conflit en Ukraine, de trop rares courageux ne compensent pas une masse de frileux et de peureux » (Business Montres du 2 mars)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #43 « Amis détaillants, ne poussez quand même pas le bouchon trop loin ! » (Business Montres du 8 février)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #42 « Le jour où le Yuka de la montre sera au point, l’horlogerie tremblera » (Business Montres du 26 janvier)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #41 « Reviens, Pierre, on a encore besoin de toi ! » (Business Montres du 11 janvier)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #40 Les marques horlogères ont-elles décidé de se débarrasser de leurs propres boutiques ? (Business Montres du 5 décembre 2021)


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