LE SNIPER DU JEUDI (bloc-notes en accès provisoirement libre)
Toutes ces transitions que nous venons de vivre et qui vont reformater l'avenir de la Wonder Week
Retour du Sniper pour la douzième séquence de l’année 2023 : on va donc vous parler, entre autres, des pressions amicales qui tiennent du chantage, des rumeurs du jour, de la valse-hésitation du groupe LVMH ou du Dalton de Palexpo – on en oublie, mais vous retrouverez tout ce petit monde dans les notes ci-dessous. En vous rappelant ce que l’excellent Sylvain Tesson nous dit d’un bloc-notes de ce genre : « Les blocs-notes sont des coups de sonde, des carottages donnés dans le chatoyant foutoir du monde ». Nous n’avons donc plus qu’à bloc-noter dans le chatoyant foutoir de l’horlogerie…
▶︎▶︎▶︎▶︎ L’ADIEU AUX LARMES (éditorial)…
Il semblerait bien que 2023 s’annonce comme une grande année de transition – et non comme une grande année d’introduction à ces années 2020 dont l’avènement a été retardé par la pandémie ! Ce qui s’annonce est une macro-transition dans de nombreux domaines des industries de la montre, la dynamique de ces changements majeurs se renforçant de l’interaction entre tous les facteurs en pleine mutation. Quelques anaphores à ce sujet…
• Nous aurons vécu cette année une transition entre les salons de printemps à l’ancienne, ranimés et prolongés par le rafistolage de Watches & Wonders [qui a mixé Bâle et Genève, pour le meilleur et pour le pire], et les « salons » de l’avenir, avec la perspective de nouvelles orientations en 2024 [un nouveau périmètre pour la Wonder Week, de nouvelles marques présentes à Genève, de nouveaux espaces d’exposition à mettre en place, de nouvelles orientations tant vers le B2B que vers le B2C et de nouveaux rythmes dans le calendrier horloger]. La transition de 2023 était sans doute un adieu à des rituels aujourd’hui obsolètes et tout cas devenus trop dispendieux : le plus difficile sera sans doute de savoir qui fera la loi à Genève en 2024 et qui sera l’arbitre du rapport de forces inévitable entre les marques et les groupes…
• Nous aurons sans doute vécu une transition définitive : le passage irréversible du flambeau entre le rendez-vous de Baselworld [qui s’estompe lentement des mémoires] et la prééminence de Genève comme métropole horlogère de référence en Europe. C’était loin d’être écrit à la fin des années 2010, mais l’incurie des équipes bâloises ajoutée aux effets ravageurs de la pandémie ont changé les règles du jeu, qui ne sont cependant pas encore codifiées : tout reste à inventer à Genève, avec une tectonique des plaques horlogères qui nous réserve encore bien des surprises « géopolitiques » dans les rapports entre les grandes marques et les grands groupes. C’est désormais à Genève que ça se passe et c’est ce rendez-vous de début d’année qui aimantera dans un proche avenir l’activité des marques – pourvu que les nouvelles autorités de la ville et du canton comprennent qu’il faut soutenir cette dynamique pour faire vraiment de Genève la « capitale horlogère » qu’elle se prévaut d’être…
• Nous aurons également vécu une transition entre la fonction traditionnelle des salons [présenter les nouveautés et prendre les commandes des détaillants] et les exigences relationnelles des marques qui n’ont plus besoin des détaillants. À terme, il se dessine une évolution divergente entre les besoins à peu près exclusivement B2B de certaines marques [celles qui ont opté pour un modèle classique de distribution indirecte : Rolex, Omega, Breitling, Tudor, TAG Heuer et la plupart des plus « petites marques »] et les demandes B2C des marques qui ont choisi de maîtriser directement leur distribution [Patek Philippe, Cartier, Audemars Piguet, Richard Mille, Hermès, Louis Vuitton et de plus en plus de « marques de niche »] : deux tendances qui peuvent coexister au sein de la même Wonder Week, mais plus forcément dans des espaces conjoints, avec les mêmes visiteurs, ni exactement avec le même calendrier à l’intérieur de cette Wonder Week…
• Nous aurons par ailleurs vécu une transition entre un ancien monde où marques et détaillants travaillaient la main dans la main à leur prospérité commune et un nouveau montre où les détaillants sont presque devenus des gêneurs, quoiqu’il en soit taillables et corvéables à merci, de toute façon méprisables et, par principe, liquidables sans ménagements à tout instant. Loin d’être restés les « partenaires » pour lesquels il n’y avait jamais assez de discours énamourés, les détaillants ne sont plus que la cinquième roue du carrosse horloger, où l’on ne jure plus que par la boutique monomarque, la verticalisation et même le salon privé en étage, uniquement accessible par rendez-vous. Non sans arrogance et toujours avec condescendance, sinon avec un cynisme révoltant, on leur a fait comprendre que l’avenir des grandes marques s’écrirait sans eux : on ne leur vend plus des montres, on leur alloue des quantiés à prendre ou à laisser. « Mais pour qui se prennent-ils et pour quoi nous prennent-ils ? », se désolaient les plus sensibles des professionnels invités sur les salons, qui ont vite réalisé que les tapes « amicales » dans le dos étaient autant de coups de poignard…
• Nous aurons enfin vécu une transition qui était relativement prévisible : le grand basculement des événements horlogers comme la Wonder Week vers la priorité donnée aux grands collectionneurs [plus choyés et mieux traités en privé que les détaillants], aux spéculateurs [étrangement « invités »], aux influenceurs (autoproclamés prescripteurs) des réseaux sociaux et aux amateurs – bref, vers ce « nouveau grand public » avec lequel les marques semblent anxieuses de créer une relation directe – sans plus passer ni par les médias, ni par les détaillants. Le tropisme B2C était évident, même pour les marques qui affectaient de ne vouloir jusqu’ici traiter qu’avec leur réseau de distribution. L’horlogerie est devenue un « marché d’acheteurs » : ce sont eux qui ont pris le pouvoir et qui ont l’initiative – ils font les prix, en faisant ou en défaisant les réputations. C’est la fin des marques verticales et surplombantes : bienvenue dans cette ère des relations affinitaires et « horizontales » qui disqualifient le principe même des stands trop imposants et trop prétentieux dans les salons…
Il est donc temps de sécher nos larmes, même si de rudes épreuves s’apprêtent à bousculer l’optimisme béat des ravis de la crèche qui croient que nous sommes repartis vers une nouvelle bulle. Ce qui se profile, c’est une nouvelle prospérité, mais elle sera fondée sur deux horlogeries formellement parallèles [le pôle du Top 10 d’un côté, avec la myriade des marques de niche de l’autre], mais structurellement et culturellement perpendiculaires. Comme on vous en reparlera, on vous laisse réfléchir là-dessus.
▶︎▶︎▶︎▶︎ RASSUREZ-VOUS…
Des rumeurs inquiétantes courent actuellement sur le sort funeste qui s’acharnerait contre la manufacture Christophe Claret. Ce n’est pas la première fois que les vautours s’en prennent à lui, à peu près dans les mêmes circonstances, avec les mêmes fake news, en profitant d’un léger passage à vide dans les affaires de sa maison : on se souviendra ici de sa mésaventure de 2018 (« Qui veut la peau de Christophe Claret ? » : Business Montres du 31 janvier 2018) ! La justice commerciale suisse a parfois ses raisons que la raison ignore, mais qu’on se rassure : la maison Christophe Claret n’est pas en liquidation, son carnet de commandes de pièces uniques ne se porte pas si mal et, si vous voulait d’excellentes complications horlogères qui tintent, qui sonnent ou qui animent des automates, sa porte vous est ouverte…
▶︎▶︎▶︎▶︎ DE BANALES PRESSSIONS AMICALES…
Nos lecteurs qui ont un peu de mémoire se souviendront de la magistrale « gamelle juridique » ramassée par Panerai devant les juges français, face à la jeune marque indépendante Augarde accusée de piétiner les droits de propriété intellectuelle de la marque italo-suisse (entre autres, Business montres du 19 décembre 2022 ou Baromontres du 31 mars 2022). Panerai et le Legal Team de Richemont ayant fait appel, l’affaire est toujours pendante, mais Panerai use de discrètes mesures persuasives pour que les médias horlogers et les blogueurs cessent de présenter les créations d’Augarde – persuasion à base de promesses de budgets, évidemment. Les médias perroquets sous perfusion publicitaire n’ayant aucune envie de se fâcher avec le groupe Richemont, Augarde n’a plus beaucoup d’amis dans les médias. On attend avec impatience le jugement final, la décision du tribunal en première instance ayant été particulièrement cinglante pour les prétentions de Panerai…
▶︎▶︎▶︎▶︎ D’AUTRES BANALES PRESSSIONS AMICALES…
Aucun de nos chers confrères n’osera l’avouer en public, mais il semblerait que certains managers d’un grand groupe de luxe aient multiplié les mises en garde des uns et des autres pour modérer à l’extrême leur possible enthousiasme pour le Carillon tourbillon de Biver (Jean-Claude Biver et son fils Pierre). Argument : « Veillez à ne pas trop en faire, ça pourrait déplaire en haut lieu ». C’est une des explications possibles du honteux Biver bashing pratiqué sur les réseaux sociaux dès le lancement de la montre, la veille de l’ouverture de la Wonder Week. Visiblement, l’horloger le plus médiatisé de sa génération n’a pas que des amis dans le luxe : on avait d’ailleurs noté l’absence très visible de certains de ses anciens confrères et ex-lieutenants lors de la présentation officielle de la montre…
▶︎▶︎▶︎▶︎ AVEC NOS REMERCIEMENTS…
« Comment Genève a récupéré le plus grand salon horloger du monde » : c’est l’excellent article d’Andrea Machalova dans la dernière livraison de Bilan (avril 2023). Elle nous raconte comment le rendez-vous de Genève s’est imposé à la place de celui de Bâle – ce qui semblait impensable, mais impossible n’est pas horloger. Merci pour nous avoir cité à propos de la création de la fondation Watches & Wonders : « Pour Grégory Pons, fondateur du blog horloger Business Montres, la création de la nouvelle fondation témoigne surtout de la volonté de Rolex de reprendre la main sur l’organisation du salon, afin d’éviter le retour en force de Bâle, ainsi que la création d’un second salon à Genève. “Rolex fera tout pour la réussite de l’événement, crucial pour le rayonnement de Genève” », ce qui réflète bien notre façon de penser. On appréciera dans cet article l’analyse économique de la douloureuse question du coût exorbitant de Watches & Wonders pour les marques exposantes, et donc leur insatisfaction grandissante pour un concept hérité de l’ancien SIHH (Salon international de la haute horlogerie), mais qui semble aujourd’hui avoir fait son temps [voir notre éditorial ci-dessus]. Excellente conclusion en forme de suspense : exclu – pourquoi ? – de la direction de la nouvelle fondation Watches & Wonders, l’horlogerie LVMH pourrait parfaitement opter soit pour le rapatriement à Watches & Wonders de Bvlgari [ce qui permettrait à LVMH d’intégrer la fondation, dont les statuts interdisent l’organisation de tout autre salon horloger en Suisse], soit pour une exfiltration partielle ou totale de Watches & Wonders, avec un cavalier seul sur les bords du lac ou, carrément, la création d’un pôle concurrent de Watches & Wonders…
▶︎▶︎▶︎▶︎ HYPOTHÈSES ET SUPPUTATIONS…
La question posée par Bilan à propos de la posture du groupe LVMH pendant la prochaine Wonder Week 2024 (voir ci-dessus) n’est ni triviale, ni anecdotique ! On imagine que les négociations vont bon train entre les parties [Rolex et Richemont d’un côté, LVMH, la nouvelle grande puissance horlogère, de l’autre]. Le débat est d’autant plus compliqué que le ralliement pur et simple à Palexpo impliquerait aussi que Bvlgari renonce à la co-organisation des Geneva Watch Days avec Breitling [dont personne ne semble plus vouloir à Watches & Wonders, maintenant que la marque menace à la fois l’assomption de Tudor et les parts de marché d’IWC ou de TAG Heuer]. Cette manifestation de rentrée a pourtant trouvé son public et prouvé sa pertinence, puisque 40 marques sont déjà mobilisées pour septembre prochain. Dans la manche de la division Montres & Joaillerie de LVMH pour forcer la porte de la fondation Watches & Wonders et prendre part à sa direction [ce qui réclamerait un changement des statuts qui ne prévoient que la parité entre Richemont et Rolex-Patek Philippe], non seulement l’apport de Bvlgari, mais aussi celui de Tiffany & Co et de Chaumet, ce qui mettrait face à face l’ensemble Cartier-Van Cleef & Arpels et ses principaux concurrents sur le marché de la joaillerie : pas sûr que cela enchante beaucoup Richemont. Joker pour LVMH : l’éventuelle participation de l’horlogerie-joaillerie Louis Vuitton à l’événement genevois – à Palexpo ou en centre ville ? Dans ce bras de fer entre les hommes liges de Richemont (l’appareil de direction de Watches & Wonders) et le clan LVMH, Rolex et Patek Philippe comptent pour l’instant les coups, avec le goût culturel du consensus propre à la mentalité suisse. L’arbitrage pourrait être in fine budgétaire, compte tenu du différentiel entre les prix excessifs imposés aux exposants Watches & Wonders et les prix réels payés – à périmètre égal et services identiques – dans les palaces du centre ville – on parle de budgets divisés par un facteur quatre ou cinq, non seulement pour les marques de la taille de Bvlgari, mais également pour les « petites marques » indépendantes qui nichaient cette année dans les palaces en question. Pour Stéphane Bianchi, qui dirige le pôle horloger-joaillier de LVMH [huit marques et 10,5 milliards de chaiffre d’affaires – sans compter Louis Vuitton] et qui évite soigneusement tout commentaire à ce sujet, le basculement de ses marques vers le centre ou vers l’aéroport se chiffrera par une différence de nombreux millions...
▶︎▶︎▶︎▶︎ CLOCKS EN STOCK (le dessin du jour)…
Nous avons repris dans ce bloc-notes de la Wonder Week, la bonne vieille habitude du Sniper, celle du « dessin du jour », qu’on pourra retrouver dans notre page Instagram, qui compte déjà plus de 1 300 illustrations à base de comics détournés et de photos piratées. « Alors, c’est vous, le trop fameux “M. le blacklisteur”, le vrai Dalton de Palexpo ? C’est curieux, je vous aurais connu entre mille… » — « J’ose tout. C’est même à ça qu’on me reconnaît ! » Un dialogue qui aurait plu à un certain Michel Audiard, vous ne trouvez pas ? Chez les petits caporaux des grands raouts horlogers, les années passent, la qualité reste…
Coordination éditoriale : Eyquem Pons