SANS FILTRE #55 (accès libre)
« Cette curieuse et délicieuse impression d’une dernière danse au-dessus d’un volcan »
Peut-être sommes-nous au début de l’automne 79 de notre ère, quelque part du côté de Pompéi. Le Vésuve fume un peu plus que d’habitude, mais ce n’est pas la première fois ! La vie continue et les plaisirs s’enchaînent dans la station balnéaire préférée des vieux Romains. Et puis c’est le drame…
Bien au chaud sous l’édredon confédéral, la Suisse horlogère s’affaire paisiblement à fabriquer des montres et à en parler doctement. Comme si de rien n’était et comme si c’était partout ailleurs business as usual. Sauf que ce n’est pas le cas. Depuis le début 2022 [en fait, les prémices existaient bien avant, notamment pour ce qui est du désordre énergétique et de l’inflation, la guerre en Ukraine n’ayant fait que les dévoiler brutalement], les crises s’enchaînent, se conjuguent, s’additionnent, se démultiplient, se coagulent et s’imbriquent jusqu’à devenir inextricables. Inutile de les énumérer dans les détails, il suffit d’aller aux nouvelles pour se sentir éclaboussé par les périls géopolitiques qui font trembler tous les continents, par les déstabilisations économiques, par les désordres monétaires, par les incertitudes politiques qui rebattent les cartes et par les urgences climatiques tous azimuts.
D’immenses marchés prometteurs comme la Chine s’enfoncent dans des convulsions industrielles et commerciales imprévisibles, qui associeront bientôt une vraie récession économique à des durcissements politiques aux conséquences internationales incalculables. De Dublin à Vladivostok, l’Europe n’est guère mieux portante dans son lent glissement vers une nouvelle guerre froide assortie de pénuries sévères qui feront bientôt passer la fameuse « crise de 1929 » pour une aimable péripétie. Même les États-Unis semblent frappés d’une sorte de danse de Saint-Guy qui menace leur prospérité tout en attisant d’inquiétants facteurs de guerre civile et d’effondrement économique face à un monde dédollarisé : des forfanteries d’un Trump aux absences séniles d’un Biden, le monde n’a pas vraiment gagné au change. Les rares poches régionales de prospérité économique se referment pour se protéger, alors que semble se dessiner une multipolarité planétaire qui dresse les nombreux pays non-alignés face aux nettement moins nombreuses nations du vieil Occident…
Pendant ce temps, de quoi discourt-on dans le village horloger ? Surtout pas de ce qui se passe aux frontières de la Suisse ou à quelques heures d’avion des métropoles horlogères. La stimulation imbécile de statistiques faussement optimistes incline les naïfs à considérer que tout va très bien, n’est-ce pas Madame la Marquise ? Les médias perroquets parlent d’autre chose et glosent à l’envi sur le dégonflement relatif d’une bulle spéculative qui n’avait guère de rapport avec la culture horlogère, mais beaucoup plus à voir avec la sainte trouille des investisseurs prêts à tout pour se prémunir contre la volatilité léthale du turbo-capitalisme financier. On produit plus que jamais [trop, bien sûr, mais c’est le classique « effet coup de fouet », que nous avons longuement analysé dans le passé : à relire en version SMS et, plus sérieusement, Business Montres du 2 juin 2013] : les carnets de commande des fournisseurs sont plus chargés que jamais, mais il semblerait que les ventes soient en train de se tasser sur les marchés – il faut bien se souvenir ici que les exportations ne sont jamais que des mouvements de stocks, pas des ventes réelles ! Ce coup de mou deccélérateur est déjà sensible dans les boutiques [ne pas l'avouer pour ne pas désespérer les actionnaires], sachant que la demande reste tirée, un peu partout, par la mutation des montres de luxe en monnaie parallèle réputée facilement fongible dans toutes les métropoles de cette planète.
En privé, certains managers de l’horlogerie avouent leur perplexité, sinon leur angoisse devant un futur immédiat imprévisible et illisible à plus de quelques mois. Ceci même quand ils n’en peuvent plus de ne pas fabriquer assez pour vendre encore plus de montres qu’ils ne le peuvent à des amateurs apparemment insatiables. D’autres – les plus nombreux – affectent calmement la plus grande indifférence aux soubresauts et aux convulsions de la tectonique planétaire : il ne se passe rien et il ne peut rien se passer, l’industrie des montres ayant désormais une sorte de cape d’invincibilité qui lui garantir une béate survie crisis proof. Sauf que, bien sûr, sans même se donner la peine de bien tendre l’oreille, on perçoit d’inquiétants grincements dans la coque aussi bien que dans la mâture. Sauf que, bien sûr, d’inquiétant nuages noirs grandissent à l’horizon et nous promettent une sérieuse branlée qui, au sens nautique du terme, va en jeter plus d’un hors de son hamac. Ce pourrait être, justement, l’occasion d’un vrai branle-bas de combat, mais non ! On préfète discuter du sexe des anges horlogers et on prépare en toute quiétude les salons d’un printemps 2023 dont rien ne nous dit qu’ils pourront même avoir lieu dans une Europe désemparée et déstabilisée par une possible [probable ?] conjonction des catastrophes…
De là, cette redoutable sensation d’évoluer sur une banquise à la veille de sa débâcle ou, pire, de danser sur un volcan comme les Romains de Pompéi le faisaient au-dessus des laves et des fumées mortelles du Vésuve. C’est un peu l’ambiance qui devait régner à bord de l’insubmersible Titanic, quand l’orchestre avait décidé de rester sur le pont pour un dernier « Plus près de toi, mon Dieu ». De là, ce sentiment aussi délicieux que douloureux de superbe et enivrante décadence, qui n’est pas loin de s’apparenter à celui qui devait étreindre les vieux Romains – encore eux ! – quand on leur racontait la lente progression des peuples « barbares » dans les provinces de l’Empire et qu’ils sentaient s’effondrer leur ordre du monde millénaire. De là, cette impression d’irréalité face à la nonchalance sereine des uns et l’inquiétude sourde des autres – ne serions-nous pas, au choix, en juillet 1789 à la cour de Versailles ou en février 1917 quelque part dans un palais de Saint-Pétersbourg ?
C’est ici que s’affrontent deux conceptions du monde ! On peut interpréter de façon pessimiste tous les signaux que nous percevons du monde extérieur : dans ce cas, mieux vaut attacher sa ceinture et boucler son gilet de sauvetage, les prochains trimestres risquent d’être sérieusement chahutés ! On peut aussi évaluer de façon plus les réalités qui nous entourent et en déduire que le pire est loin d’être certain et que ça ira beaucoup mieux demain : après tout, le luxe s’en est toujours tiré ! On l’aura compris, ce n’est pas notre option [cela nous semble même une forme de déni de réalité] et nous considérons qu’il vaut mieux être alarmiste et se préparer à un grand chambardement plutôt que de subir pour être le ravi d’une crèche emportée au premier coup de vent.
L’avenir dira qui a raison, mais, comme ce n’est pas, et de loin, notre première « crise » horlogère, nous avons quelques raisons de ne pas considérer l’avenir avec enthousiasme. Ce qui nous rappelle un souvenir douloureux : en septembre 2008, deux semaines avant l’effondrement de Lehman Brothers, nous avions sonné le tocsin en demandant qu’on « arrête de se raconter des craques » en restant sourd à la petite musique de crise qui flottait dans l’air [on trouve encore ce texte prémonitoire dans les archives de Worldtempus]. Deux semaines plus tard, la crise financière éclatait et ravageait la planète en désolant le paysage des montres et toute l’industrie horlogère – laquelle avait alors nié toute crise horlogère jusqu’au début 2009, moyennant quoi elle devait perdre dans l’affaire le tiers de son activité et des dizaines de marques ! Comme toujours, on va vous laisser réfléchir là-dessus…
NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES
Des pages en accès libre pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les quarante premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #50 ci-dessous)…
❑❑❑❑ SANS FILTRE #54 : « Le vertigineux trou noir du marché de la seconde main » (Business Montres du 29 septembre)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #53 : « Une savoureuse petite histoire (vraie) de corruption horlogère » (Business Montres du 3 septembre)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #52 : « La boule de neige chinoise qui descend la pente va-t-elle se transformer en avalanche ? » (Business Montres du 23 août)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #51 : « C’est peut-être Timex qui a trouvé l’argument le plus percutant contre les smartwatches » (Business Montres du 22 août)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #50 : « Le blanc ne devient-il pas la couleur la plus disruptive pour un cadran de montre ? » (Business Montres du 13 août)
Coordination éditoriale : Eyquem Pons