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LE SNIPER DU VENDREDI
La preuve par Klokers : le succès d’un sociofinancement ne fait pas forcément émerger une marque viable

Il ne faut pas confondre un concept horloger réussi et une marque assurée de sa survie. Le plus difficile, ce n’est pas d’épater, c’est de durer. On pourra ainsi méditer sur l’exemple du récent défi de haute couture Chanel pou, plus prosaïquement, sur les dernières chaises musicales chez Richemont, où le groupe purge plus vite que son ombre…


Y A-T-IL UNE VIE 

APRÈS KICKSTARTER ? (éditorial)

Les questions posées par la suspension (on espère provisoire) de l’activité de Klokers pose tout de même un certain nombre de problèmes dont il faut reparler (retour sur l’info : Business Montres du 5 juillet). En espérant un retour rapide à meilleure fortune (ci-dessus). On commencera par féliciter au passage notre ami Richard Piras, qui n’est pas coupable du pire même s’il est responsable du meilleur : avec ses huit millions de cash burning en cinq ans, il prend place avec un certain panache dans le classement des managers les plus dispendieux de l’histoire des montres – même si c’est à un rang modeste qui ne menace pas le record absolu des 650 millions évaporés en quinze ans dans la (més)aventure Parmigiani par notre autre ami Jean-Marc Jacot, désormais immortellement inscrit dans les annales horlogères comme l’« Himalaya de la pensée horlogère ».

On aimerait aussi en savoir un peu plus sur la suite de Klokers, en espérant qu’un « prédateur » [un de ceux qui ont attendu que la marque bascule dans le fossé pour s’en emparer] reprendra non seulement le lot des montres déjà assemblées pour les livrer aux clients qui les attendent depuis des mois et qui les ont déjà payées (!), mais aussi les composants et les éléments d’habillage qui permettront d’assurer un SAV minimum et de futurs changements de bracelets : sachant qu’à peu près 5 000 Klokers ont été mises en circulation, c’est un micromarché non négligeable. Sans parler du fait que ces montres Swiss Made engagent aussi la réputation de la place suisse auprès de la communauté des amateurs : à ce sujet, on peut estimer le « communiqué final » envoyé par l’équipe française de Klokers pour le moins cavalier

En effet, ce communiqué précise avec une certaine désinvolture : « Au cours de ce projet exceptionnel, nous avons relevé les défis techniques et travaillé avec acharnement pour tenir 99% des promesses de dons. Comme prévu, nous avons élaboré un plan en vue d’une éventuelle prise de contrôle, mais nous n’avons malheureusement pas abouti à un accord. Nous avons fait de notre mieux au cours des derniers mois pour continuer cette aventure fantastique ». Au fait, 99 % de quoi ? Travailler « avec acharnement » ne signifie pas clairement « tenir 99 % des promesses » : le volume des messages de mécontentement qu’on trouve sur les réseaux de sociofinancement [où la marque avait bénéficié, en deux campagnes, de plus d’un million d’euros de souscriptions privées] commence à enfler. Ces messages tendraient à prouver qu’une majorité de ces promesses faites aux contributeurs n’ont pas été tenues – en rappelant ici que tout n’est pas forcément de la faute de Klokers, la marque ayant été « plantée » par certains de ses fournisseurs suisses (verre saphir, etc.)…

Reste cette question existentielle pour l’avenir de la création horlogère, très orientée au cours ces dernières années vers les campagnes de sociofinancement : y a-t-il une vie après Kickstarter ? L’exemple de Klokers prouve qu’un grand succès sur Kickstarter [où la marque est longtemps restée détentrice du record de financement pour une montre Swiss Made] n’est pas une garantie de pérennité, à court comme à moyen terme. D’une part, un certain nombre de campagnes réussies ne sont pas encore parvenues à livrer correctement les précommandes des contributeurs : la plupart des 16 000 contributeurs du projet italo-Filippo Loreti (3,5 millions d’euros pour une promesse de « révolution dans la montre de luxe ») n’ont pas été servis, alors que la campagne est bouclée depuis la fin novembre 2017. Il en va de même pour le passionnant projet suisse Sequent (1 million d’euros souscrits par 3 900 amateurs), dont les montres n’ont toujours pas été livrées alors que la campagne s’est terminée à l’été 2017, il y a donc deux ans ! Sur Kicstarter, les pages de ces campagnes et de quelques autres foirades horlogères affichent quelques dizaines de milliers de messages dont le mécontentement agressif crée gêne et honte pour les équipes concernées. Le jour où la confiance des contributeurs pour les offres Kickstarter sera définitivement érodée, il faudra trouver autre chose comme ticket d’entrée abordable sur le marché…

Une certitude aujourd’hui : une proposition Kickstarter, ce n’est plus un simple projet, mais ce n’est pas encore une marque. Une campagne de sociofinancement peut consacrer un concept, mais il ne valide pas une démarché économique. C’est, au mieux, un galop d’essai plus ou moins réussi (one-shot), mais sans avenir radieux garanti. La consistance se juge sur la durée, pas dans l’instantanéité d’une campagne réussie – dont on sait aujourd’hui à quel point il est facile de « manipuler » les résultats par un très coûteux marketing approprié. On peut même se demander si une trop belle réussite, générant trop facilement trop d’argent, n’est pas une malédiction pour les équipes ainsi vite débordées par leur succès : on prend vite de mauvaises habitudes, à commencer par celle de dépenser trop vite des ressources financières trop hâtivement acquises. Les huit millions flambés par Klokers en cinq ans ont fait peur aux investisseurs potentiels, qui n’ont pas compris comment on pouvait ne pas y arriver avec une telle trésorerie et qui ont donc douté de pouvoir eux-mêmes s’en sortir sans risques – alors que le projet Klokers ne manquait pas d’atouts pour survivre…

La dernière question existentielle serait celle de savoir si on peut faire sans Kickstarter et sans les réseaux de sociofinancement. Sans ce canal de facilité, ce serait, à coup sûr, un coup de frein brutal pour les créations et le lancement ex nihilo de nouvelles offres horlogères. L’ubérisation de cet accès au marché a démultiplié les offres [encore que le phénomène soit tendanciellement à la baisse : nous publierons la semaine prochaine le bilan du sociofinancement horloger au cours du premier trimestre 2019] sans vraiment démultiplier les disruptions créatives : si ce raccourci du sociofinancement n’existait plus et se réduisait soit à la l’épargne de proximité (love money), soit aux concours bancaires classiques, la démographie horlogère entrerait dans une cahotique série d’années de « vaches maigres ». Disons, pour résumer, qu’il faut aujourd’hui faire avec Kickstarter, avec ses forces et de plus en plus avec ses faiblesses, tant que cette fenêtre d’opportunité existe. Disons aussi qu’il faudrait se soucier de préparer l’après-Kickstarter. On vous laisse réfléchir là-dessus…

QUELQUES COUPS DE PROJECTEUR 

SUR L’ACTUALITÉ DES MONTRES, 

EN BREF, EN VRAC ET EN TOUTE LIBERTÉ…

❑❑❑❑ PEUT-ON ENCORE FAIRE MIEUX QUE CHANEL ? Le dernier défilé de haute couture (automne-hiver 2019-2020de la maison Chanel était un bonheur en soixante-dix séquences : pas un loupé dans cette collection d’anthologie pilotée par Virginie Viard, qui a réussi à estomper l’ombre portée de Karl Lagerfeld, et pas une fausse note dans un décor de bibliothèque géante reconstituée sous les verrières du Grand-Palais (Paris). Au contraire, une exaltation particulièrement efficace, toute en sobriété et en discrétion, de la nouvelle esthétique Chanel et des codes de la marque – des lignes épurées par la vigueur même de leur identité et des tenues qui n’abusaient ni des citations, ni des « hommages », tout en se permettant quelques clins d’œil à la tradition, vivante et chaleureuse, du tweed et des tailleurs féminins. Au final, une réaffirmation naturelle et dominante du style Chanel, qui en dit long sur l’extraordinaire potentiel de la marque à une heure où se dégonflent les baudruches boursouflées du faux luxe marketing. Ah, comme on aimerait que les marques horlogères aient la même prestance, la même élégance et la même sûreté du ton de ce défilé de haute couture, qui repousse très loin la concurrence. Simple question pour conclure : pourquoi toutes les jolies dames qui défilaient ne portaient-elles pas la moindre montre ?

❑❑❑❑ LES CHAISES MUSICALES CHEZ RICHEMONT (encore et toujours) : apparemment, c’est la grande lessive d’été chez Jaeger-LeCoultre, avec le départ annoncé de la directrice financier, Peggy Le Roux, qui était CFO depuis plus de dix ans, après un passage par le service d’audit interne de Richemont et une formation chez Ernst & Young. Départ complété par celui du directeur marketing (CMO), Nicolas Siriez, qui était en place depuis un peu moins de trois ans, après un passage par la direction de L’Occitane et par L’Oréal, où il avait passé quatorze ans. On complètera ces chaises musicales au Sentier par l’éjection du COO, Patric Addor, qui avait pris ses fonctions il y a un peu plus de deux ans, après avoir passé près de dix ans chez Roger Dubuis et quelques années au contrôle financier du groupe Richemont. Est-ce qu’il n’y aurait pas un petit problème chez Jaeger-LeCoultre ?

❑❑❑❑ UNE LECTURE D’ÉTÉ (1) ? Comme toujours en période estivale, les magazines parlent enfin de choses sérieuses ! C’est ainsi que l’édition française du National Geographic se demande à quoi pouvait bien servir le célébrissime « disque de Nebra », cette plaque circulaire de bronze qui est à présent considérée comme le plus ancien objet astronomique portable de l’histoire européenne (il est daté de 1 600 ans avant notre ère) et la plus ancienne représentation de notre voûte céleste. Lune, soleil et étoiles (probablement les Pléiades) apparaissent sur le disque et témoignent de connaissances paléoastronomiques avancées, qui permettaient par exemple de repérer dans le ciel les dates les plus opportunes pour les ensemencements ou pour les récoltes…

❑❑❑❑ UNE AUTRE LECTURE D’ÉTÉ (1) ? Il serait dommage de passer à côté d’un récent article du New York Times qui constatait que l’Apple Watch n’avait pas « écrasé les montres suisses, du moins pas encore ! ». Tim Cook avait prévenu l’industrie suisse dès 1914 : sa montre connectée allait « reformater l’offre d’objets de poignet ». Personne n’y croyait vraiment en Suisse, à part Business Montres et quelques esprits retors ou assez pervers pour imaginer que les belles montres suisses pourraient pâtir de ces « gadgets électroniques ». Cinq ans plus tard, la disruption eu lieu, l’entrée de gamme suisse perd chaque année un volume de plusieurs millions de montres [qu’elle ne retrouvera sans doute jamais], Apple, qui vend désormais quasiment plus de « montres » que toutes les marques suisses réunies, est devenu le « premier-horloger-du-monde », en volume comme en valeur (devant Rolex) – si tant est que cette place en haut du podium ait un sens. Ce n’est sans doute qu’un début : maintenant que les applications de surveillance médicale et de fitness se multiplient chez Apple comme chez Samsung, les amateurs devront bientôt choisir entre leur santé et leur prestige social – fonction résiduelle, statutaire et ostentatoire qui semble devenue la seule justification d’une montre traditionnelle [ceci à en croire la communication des marques horlogères]. La bourse ou la vie ? On va nous rejouer une très vieille histoire…

❑❑❑❑ VOYAGE AU CENTRE D’UNE OCTO : sur son nouveau site The Naked Watchmaker, Peter Speake-Marin pratique le strip-tease horloger avec une appréciable obstination. Si vous voulez savoir tout ce qu’une Octo Finissimo (Bvlgari) a dans le ventre, ne manquez son dernier effeuillage (lien ci-dessus). Chaque composant de l’habillage et du mouvement est minutieusement déshabillé, de la moindre vis à la carrure en céramique, en passant par le micro-rotor et les moindres engrenages. C’est la première fois que cette icône du XXIe siècle passe ainsi son check-up horlo-médical…

❑❑❑❑ BUSINESS MONTRES EN MODE « VACANCES HORLOGÈRES » : aussi absurde soit-elle pour une industrie chroniquement en retard dans ses livraisons, le rituel des « vacances horlogères » est parfaitement respectable, tant pour les larges masses industrieuses qui doivent prendre leurs congés réglementaires que pour les équipes de direction qui ont besoin de souffler un peu avant une fin d’année qui s’annoncent des plus challenging – comme on dit dans les états-majors up-to-date. Ce « vacances » vont nécessairement ralentir le flux des actualités horlogères et bouleverser un peu nos habitudes rédactionnelles, mais pas forcément le rythme des articles que nous mettrons en circulation. Nos lecteurs et nos abonnés peuvent donc s’attendre à un certain suivi de ce qui se passe dans l’industrie et aux anticipations de ce qui se prépare pour la rentrée, avec, en prime, un ou deux « séries estivales » supplémentaires dont nous vous reparlerons bientôt.


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