C x P #05 (accès libre)
Le comment du pourquoi : les petits secrets, les curiosités et les iniquités de l’univers des montres (cinquième épisode)
Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l’horlogerie, sans jamais oser le demander : c’est 101 questions, pas une de plus ou de moins, et donc 101 réponses en une grosse quinzaine d’épisodes, histoire de ne pas bronzer idiot et de terminer les vacances avec des neurones plus musclés qu’en partant.
En ouvrant cette page « Le comment du pourquoi », vous avez frappé à la bonne porte si, en matière de montres et d’horlogerie, vous vous demandez pourquoi et si vous cherchez à savoir comment, vous avez de bonnes chances de trouver les bonnes réponses dans cette série estivale « Le comment du pourquoi ». Le « pourquoi » de ce « comment du pourquoi », c’est le plaisir d’apporter 101 réponses aux questions élémentaires – quoiqu’un peu inattendues – que peuvent se poser tous les amateurs de montres, débutants ou même confirmés.
CÉLÉBRITÉS #05
Pourquoi c’est sans montre, ni carte, ni boussole que l’Angleterre a cessé d’être une île ?
Pourquoi la Manche ? C’est, aux portes de Paris comme de Londres, le premier grand obstacle naturel, une « coupure » géographique qu’on ne peut pas franchir à pied, mais uniquement en bateau. C’était donc un défi très symbolique pour les merveilleux fous volants dont les drôles de machines commençaient à sillonner les airs et le Daily Mail londonien offrait 25 000 francs or de l’époque (l’équivalent de 80 000 à 100 000 euros d’aujourd’hui) au premier aviateur qui traverserait la Manche. Louis Blériot n’était pas le premier à vouloir tenter l’aventure. Un de ses concurrents inscrits avant lui, le Français Hubert Latham, ayant échoué, Louis Blériot, aviateur pionnier depuis 1901 [même s’il n’obtiendra son brevet de pilote, le premier attribué en France, qu’en… janvier 1910 !], s’empresse de s’élancer à bord de son Blériot n° XI, le 25 juillet 1909, au lever du soleil. Parti de Sangatte sans montre, sans carte et sans boussole [la sienne est cassée], Louis Blériot (ci-dessus) navigue à vue, plein nord, droit vers l’Angleterre, avec le soleil levant à sa droite : à une altitude d’environ 100 m et à soixante kilomètres à l’heure, pourquoi jouer les navigateurs et consulter une boussole ? À quoi bon se repérer sur une carte quand on traverse un bras de mer par définition dépourvu de tout repère ? Pourquoi décompter le temps quand on sait que, si tout va bien, on mettre une grosse demi-heure à parvenir à Douvres et, si tout va mal, on prendra un bon bain ? Pas le temps de faire des relevés qui auraient réclamé la précision d’un chronomètre ! L’immense drapeau tricolore agité à Douvres par un journaliste français du Matin suffit à le guider vers le champ où il atterrit. Toute l’attention de Blériot était mobilisée par la ligne blanche des falaises anglaises à l’horizon et toute son énergie par le pilotage assez « physique » de son engin. 38 km et 37 minutes plus tard, le jeune pilote de 36 ans a vaincu la Manche, à la vitesse de 62 km/h : l’Angleterre n’est plus tout-à-fait une île ! La célébrité internationale de Blériot est instantanée : ce pionnier de l’âge héroïque en profitera pour fonder Blériot-Aéronautique et vendre pas loin de 10 000 avions à l’armée de l’Air française pendant la Première Guerre mondiale. La légende horlogère veut que Blériot – dont il sait qu’il n’avait pas de montre, si au poignet bien sûr, ni dans ses poches, ait disposé à bord d’un « compteur » Zenith : « compteur » de quoi et « compteur » placé où – la « tableau de bord » était pour le moins réduit à quasiment rien ? Le Blériot XI de l’exploit, racheté à l’époque par le journal Le Matin et offert au musée des Arts et Métiers de Paris (où il est toujours visible) a été trop restauré pour qu’on puisse le déterminer avec certitude. La célèbre citation de Blériot – « Je suis très satisfait de la montre Zenith dont je me sers habituellement et je ne saurais trop la recommander aux personnes qui ont le souci de l’exactitude » (ci-dessous) – est largement postérieure à cette première traversée de la Manche et elle n’a qu’un lointain rapport avec cet exploit pionnier…
EXPRESSIONS #05
Comment a-t-on fait « de cinq à sept » les heures les plus coquines de notre quotidien ?
Ce « cinq à sept », en réalité dix-sept heures à dix-heures, est la plage horaire idéale pour les amants, qu’ils soient légitimes ou non : c’est le moment d’intimité qu’on peut partager en s’abstrayant des obligations familiales (pour les couples illégitimes) et des impératifs professionnels. Tous les prétextes sont faciles à valider entre « cinq et sept », expression qui est devenue synonymes de plaisirs extraconjugaux pas forcément licites, qu’on peut parfaitement consommer en dehors de cette tranche horaire (ci-dessous : Fragonard l'avait déjà bien compris avec son fameux Verrou). De moins en moins strictement horlogère, cette expression très française et fort peu morale est passée telle quelle dans plusieurs langues, mais ne vous méprenez pas si une Québécoise vous propose un « 5 à 7 » ou un « 5@7 » : chez nos cousins canadiens, c’est seulement un rendez-vous informel entre copains, une sorte d’happy hour amicale ou professionnelle…
ICÔNES #05
Pourquoi a-t-on inventé des « montres de plongée » quand personne ou presque ne plongeait ?
Quand on n’est pas riche, mieux vaut avoir des idées. Faute de pouvoir développer une Marine militaire capable de concurrencer les marines britanniques ou françaises qui verrouillaient alors la Méditerranée, les marins de Mussolini vont miser sur la création d’un corps de commandos subaquatiques capables de détruire les navires ennemis – ceux des grandes puissances qui font obstacle à l’impérialisme italien. Il faut à ces « nageurs de combat » de la Marine royale italienne – ceux que le public populaire baptisera les « hommes-grenouilles » – des équipements très spéciaux : torpilles propulsées pour acheminer les plongeurs près de leur cible, combinaisons de plongée, appareils respiratoires autonomes, boussoles, profondimètres et, bien sûr, montres étanches et lisibles dans la pénombre. En 1936, l’état-major de la Regia Marina (Marine militaire du royaume d’Italie) passe commande de certains de ces équipements à l’Officine Panerai de Florence, un atelier spécialisé qui a fini par devenir le fournisseur officiel de la Marine. L’Officine Panerai sous-traite une partie de cette commande à différentes entreprises spécialisées. Pour les montres, ce sera la manufacture Rolex, spécialiste des montres étanches, qui fournit boîtiers en acier de 47 mm [il faut pouvoir y loger des mouvements prévus pour des montres de poche], cadrans à index luminescents, aiguilles traitées au radium [d’où le nom de Radiomir donné à la montre] et, bien sûr, mouvements mécaniques Rolex. Les montres sont ensuite assemblées à Florence. En 1936, le premier lot de ces Radiomir livrées aux plongeurs du Primo Gruppo Sommergibili ne compte que… dix montres – qui sont presque des prototypes. L’Officine Panerai développera par la suite ses propres brevets, mais elle ne livrera jamais que deux ou trois centaines de montres « militaires » tant à l’Italie, qu’à l’Allemagne ou à l’Égypte, avant son passage à une production « civile ». Curieusement, il circule sur le marché plusieurs milliers de ces Panerai « militaires », toutes plus authentiques les unes que les autres ! C’est ainsi que Rolex et Panerai ont inventé, vingt ans avant la Submariner et soixante ans avant les Panerai « sport chic », des « montres de plongée » sans qu’il y ait le moindre marché, ni le moindre plongeur pour les acheter. De quoi démentir l’affirmation (erronée) selon laquelle les horlogers ne sont que d’habiles praticiens du marketing grand public : ils savent aussi faire engendrer des icônes que personne ne leur suggérait de créer…
LÉGENDES #05
Comment a-t-on caché pendant un siècle et demi le vrai inventeur du chronographe ?
Pour les journalistes perroquets, jusqu’en 2013, l’histoire de l’horlogerie s’écrivait facilement : il suffisait de recopier des manuels d’histoire qui se photocopiaient joyeusement entre eux. De l’avis unanime, l’inventeur du chronographe était le Français Nicolas Rieussec (1781-1852), qui voulait chronométrer avec précision des courses de chevaux : promis, juré, Montblanc [qui avait privatisé le nom de Rieussec pour en faire celui d’une de ses collections de chronographes] se chargeant de la promotion de cette vérité révélée [le brevet de « chronographe encreur » déposé par Rieussec date de 1822] ! En 2013, explose alors une bombe : mais non, ce n’est pas Rieussec, mais un autre horloger français, à peu près inconnu des manuels d’histoire de la montre [alors qu’Abraham Louis Breguet l’avait choisi pour dicter ses mémoires], un certain Louis Moinet (1768-1853), qui est le vrai « inventeur » du chronographe. L’établissement historique suisse rigole et n’en croit pas un mot : quoi, Moinet, ce « gueux » sorti de nulle part, en inventeur du chronographe, vous n’y pensez pas ! Montblanc s’énerve un peu de cette révision qui ne l’arrange pas et qui le dépossède d’une part de sa légitimité. Les perroquets cancanent en relayant la doxa de la pensée unique – rien de nouveau sous le soleil. Seuls quelques hérétiques, experts ou historiens, apportent leur soutien à Jean-Marie Schaller, le (re)fondateur de la marque Louis Moinet, qui est l’artisan de cette réhabilitation de l’horloger éponyme de sa marque. Il faut bien se rendre à l’évidence : c’est effectivement le génial Louis Moinet qui a mis au point, six ans avant Rieussec, en 1815-1816, un chronographe capable de mesurer des temps courts au soixantième de seconde, grâce à un « compteur de tierces » [la « tierce » étant la subdivision de la seconde, qui n’est elle-même que la subdivision de la minute] à la cadence incroyable de 216 000 alternances par heure – ce qui fait en même temps de Louis Moinet le pionnier des « hautes fréquences » horlogères. Business Montres (23 mars 2013), qui avait suivi de près cette affaire dès l’achat aux enchères de ce « compteur de tierces » (ci-dessous), a tout raconté au fur et à mesure et résumé l’affaire. Que s’était-il passé pour que l’histoire officielle de l’horlogerie passe ainsi à côté d’un monument comme Louis Moinet ? C’est l’effet classique d’une loi immémoriale : l’histoire est écrite par les puissants et les dominants – dans ce rapport de force, les Français ne sont pas avantagés. Pour les historiens suisses de la montre [qui venaient de se faire « déshabiller » de l’invention du mouvement automatique au profit de l’horloger liégeois Sarton : voir notre « Comment du pourquoi » n° 4 du 30 juillet], il n’est de bonne avancée horlogère que dans le pré-carré suisse : point de salut hors de Suisse, pas de génie hors des watch valleys , pas de recherches qui ne soient financées par les marques – dans cette affaire Moinet, Dominique Fléchon (La Conquête du temps) s’est encore fait remarquer par son obstination (sponsorisée) à nier l’importance de Moinet et à propager la fake news Rieussec, qui n’est plus que le simple inventeur du chronographe-encreur ! Un siècle et demi pour sortir de l’anonymat une figure fondamentale de l’horlogerie au XIXe siècle : les Suisses ne sont jamais pressés…
MARQUES #05
Comment une marque italienne a-t-elle détourné le style japonais d’une montre suisse pour empêcher un policier américain de commettre un crime ?
Le policier, c’est John Anderton, commandant de l’unité précrime de Washington, joué par Tom Cruise dans le film Minority Report de Steven Spielberg (2002), qui est l’adaptation d’une nouvelle éponyme de Philip K. Dick. Le style japonais d’une montre suisse, c’est l’option électronique genre G-Shock de Casio choisie par Omega pour sa montre Professional X-33 lancée en 1998, mais qui n’a jamais réussi à devenir l’héritière tant attendue de l’iconique Speedmaster [alors qu’elle ne manquait pas d’imagination technologique et d’intérêt économique]. Au début des années 2000, on considérait cette X-33 comme « avant-gardiste » : on peut imaginer que, pour ce film très kubrickien (on n’y compte plus les références à Stanley Kubrick, disparu peu avant le début du tournage), dont une partie de l’action tourne autour d’une montre, l’accessoiriste en chef ait exigé une montre de style « futuriste » pour une intrigue supposée se dérouler en 2054. La marque italienne, c’est Bvlgari, qui disposait alors à Hollywood d’une bonne équipe de product placement (mise en évidence – « placement » – d’objets de marque dans les films des grands studios). Comme Bvlgari n’avait aucune montre « futuriste » dans son catalogue, mais que la marque était prête à payer au prix fort son apparition à l’écran avec Tom Cruise, les Italiens ont donc bidouillé un semblant de montre électronique, qui ressemblait au croisement un peu hasardeux d’une Casio et d’une X-33 d’Omega. L’initiative était bonne, le résultat final plutôt nul, la montre [trop éloignée de l’esthétique Bvlgari : ci-dessous] ne servant guère l’image de la marque et suscitant plutôt, par les grosses ficelles trop repérables de son opportunisme marketing, l’ironie des amateurs…
MÉCANIQUES #05
Pourquoi fallait-il aimer les champignons pour imaginer une montre « maréographe » ?
Une horloge ou une montre à maréographe est un objet du temps capable d’indiquer l’heure et l’état de la marée à une heure donnée et dans un lieu donné, ainsi que sa force. Puisqu’il vivait à Bienne, au bord du lac de Bienne, rien ne destinait donc Charles-Édouard Heuer, le petit-fils d’Édouard Heuer, fondateur de la manufacture Heuer (aujourd’hui TAG Heuer), à imaginer une montre plutôt destinée à de tels usages nautiques. Sauf que ce n’étaient pas les marées océaniques qui intéressaient Charles-Édouard Heuer, mais la cueillette des… champignons, dont tous les Suisses sont friands quand vient l’automne. Les vrais amateurs de chasse aux champignons savent que la pousse de ceux-ci est étroitement liée aux cycles de la Lune (montante, descendante, nouvelle, etc.) : en fait, Charles-Édouard Heuer avait besoin d’une montre qui lui aurait indiqué les « bons jours » pour aller aux champignons. Il s’est donc intéressé aux « tables solunaires » [mouvements respectifs de la Lune et du soleil] mises au point par l’Américain John Alden Knight, qui les destinait aux pêcheurs. Il a fait travailler sur la base de ces tables des astrophysiciens suisses pour parvenir à mettre en équations horlogères dûment validées ces évolutions astrales génératrices des marées : ce sera la première Solunar d’Heuer (ci-dessous), lancée à la fin des années 1940. La cible des cueilleurs de champignons étant un peu segmentante, il était tentant d’élargir aux régatiers le public de cette montre « maréographe », en lui ajoutant une fonction de compte à rebours sur cinq minutes pour les départs des courses à la voile : ce sera la Heuer Seafarer, lancée à l’aube des années 1950 et notamment distribuée aux Etats-Unis par Abercrombie & Fitch. Ce n’étaient pas vraiment les premières montres « maréographes » de l’histoire horlogère, puisqu’on en avait proposé certaines, en format poche et très faible quantité, à la fin du XIXe siècle : c’étaient en tout cas les premières « maréographes » de poignet. Ce concept maréographico-fongique a trouvé par la suite son expression populaire avec le développement du surf, qui a créé une vraie demande de montres électroniques multifonctionnelles capables d’indiquer (entre autres) les marées, pour le plus grand bonheur de marques que Nixon ou Casio…
ALORS, COMBIEN DE BONNES RÉPONSES, plus ou moins précises et bien argumentées, pour ces six nouvelles questions ? Notez le score de vos bonnes [ou moins bonnes] explications à ces « comment du pourquoi ». Rien n’est ici figé dans le marbre : faites-nous part de vos propres réponses à ces questions et de nos erreurs éventuelles…
LE COMMENT DU POURQUOI
Résumé des précédents épisodes, avec les liens pour les retrouver…
❑❑❑❑ C x P #04 : la dactylographe dans le coma pour une Rolex, la pendule Berthoud des Tontons flingueurs, l’icône qui se trompait de chromosome, des heures à décompter par dizaines, Baselworld sans invitation, un Belge peut cacher un Suisse (Business Montres du 30 juillet)
❑❑❑❑ C x P #03 : la Swatch de François Hollande, les 155 secondes de Sylvie, Jean-Claude Biver privé de Ferrari, l’horloger de Rolex qui a fait la fortune de Patek Philippe, les Parisiens qui rallongent l’année et le tourbillon de Richard Mille qui rend l’âme (Business Montres du 29 juillet)
❑❑❑❑ C x P #02 : Phileas Fogg privé de Breguet, belle lurette, Jaquet Droz, solaria, la Suze d’Omega et la mise en « lignes » (Business Montres du 26 juillet)
❑❑❑❑ C x P #01 : Breguet, Einstein, Breitling, Swatch, Tudor, Knibb (Business Montres du 23 juillet)