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SANS FILTRE #59 (accès libre)
« L’horlogerie devrait se méfier des redresseurs de mémoire »

On voit actuellement le monde de l’édition succomber aux pressions des nouveaux censeurs pour réécrire en mode wokiste les aventures de James Bond ou les livres de Roald Dahl. Au lieu de sourire de ces révisions ridicules, les marques de montres devraient se demander si elles ne seront pas bientôt dans le collimateur des « relecteurs en sensibilité »…


vVous ne le saviez sans doute pas, mais un chef-d’œuvre de Roald Dahl comme Charlie et la chocolaterie est un poison pour l’esprit – à tel point que son éditeur a entrepris d’en confier le « nettoyage sociétal » à une équipe de sensitive readers (« relecteurs en sensibilité ») pour en épurer tout ce qui pourrait choquer ou blesser telle communauté de telle ou telle sensibilité [et ce ne sont pas les « sensibilités » à fleur de peau qui manquent à l’ère du soupçon]. On va donc virer des œuvres de Roal Dahl tous les mots et tous les adjectifs qui pourraient bien gêner les uns ou les autres – ce qui va parfois loin ! Ce serait amusant si, derrière cette première escarmouche un peu ridicule, ne se profilait d’autres épurations éthiques, à commencer par celle des aventures de James Bond [faudra-t-il désormais parler de « Jam.e.s Bond.e ?], mais on réécrit également Agatha Christie [dix petits quoi ?] et quelques autres piliers de la culture européenne…

« Cachez ces mots que je ne saurais voir » : les Tartuffe de l’indignation sociétale sont insatiables ! Ces nouveaux inquisiteurs adorent les mises à l’index, surtout celles de ceux qui osent leur résister et qui ne se vautrent pas systématiquement dans le politiquement correctée wokisé. Que se passera-t-il le jour où ils s’en prendront aux marques horlogères en usant d’arguments qui secoueront le conformisme ronronnant des images de marque ? Quelques exemples de réflexions à mener dare-dare avant que les révisionnistes de la mémoire ne fondent sur leurs cibles horlogères, si repérables et si fragiles à la fois…

• On peut se demander si la Rolex Explorer, qui illustre la victoire sur l’Everest, n’est pas le témoignage d’une sauvagerie prédatrice de l’homme blanc, qui a exploité de malheureux sherpas népalais pour exprimer l’orgueilleuse et abominable supériorité de la volonté de puissance des Européens à la conquête du monde…

• Autres discussions à propos de la plupart des icônes de Rolex : la Submariner n’est-elle pas trop guerrière, la GMT pas assez décarbonée dans son exaltation des vols aériens internationaux [cela vaut aussi pour la Sky-Dweller], la Daytona trop axée par son environnement automotive autour d’un gaspillage éhonté des énergies fossiles et la Yacht-Master trop ouvertement orientée vers le gaspillage que représentent les grands yachts privés ?

• Il faut s’interroger sur la Royal Oak, que son nom même relie à d’agressives évocations de nombreux navires de guerre de Sa Majesté britannique (tous les HMS Royal Oak), du XVIIe siècle à nos jours, si ce n’est pas à un sabord de ces vaisseaux gros consommateurs de chênes…

• Ne faudrait-il pas questionner le nom choisi par Cartier pour sa montre la plus emblématique, cette Tank qui fait ouvertement référence – horresco referens – à la brutalité de la Première Guerre mondiale et à l’invention des blindés à chenilles ?

• On doit se poser la question de la croix de Calatrava dont Patek Philippe a fait son emblème symbolique, alors que cet ordre de chevalerie hispanique se flatte de renvoyer aux croisades contre les musulmans de la Reconquista espagnole…

• N’est-il pas choquant et franchement masculiniste, donc odieusement misogyne, de parler de Speedmaster et de Seamaster ? Omega aurait intérêt à féminiser le tout : pourquoi pas une Speedmistress ou une Seamistress ? À quand un Speed Female Master ou une Sea Female Master ? En attendant une Speed Iel pour ne fâcher aucune minorité sexuelle !

• Certaines marques ne sont-elles pas mal placées avec leur supposé greenwashing permanent : comment s’appeler Montblanc et s’accrocher à un logo de vallées enneigées quand les glaciers disparaissent ? D'ailleurs, quand on s'appelle Montblanc, ça devient vite suspect ! Comment rester crédible pour ce qui concerne la souffrance animale quand on en est encore à proposer des bracelets de montres en alligator, maintenant que chacun sait à quel point les « fermes » où ces reptiles sont élevés relèvent du pire des univers concentrationnaires ? Comment prétendre à la moindre neutralité carbone quand on parraine n’importe quelle course automobile, voire même une America’s Cup dont chaque épreuve sur plan d’eau consomme plus de carburants fossiles qu’un épisode du championnat de F1 [incroyable, mais vrai, du fait non pas des voiliers en course, mais de tout leur environnement à moteur !]

• Et on ne vous parle évidemment pas de l’immoralité supposée qu’on devine dans les hommages horlogers à l’esprit mafieux (Jacob & Co et son hommage à Godfather, même si on le recyclait en Godmother) ! On passera pudiquement sur le scandale sanitaire des marques qui se vautrent sans vergogne dans la tabagie (Bell & Ross, Cuervo y Sobrinos et tant d’autres) ou qui abusent d’un référent océanique d’autant plus fantasmé que les océans se noient dans un tsunami de déchets plastiques, que les cétacés agonisent en s’échouant sur les côtes et que les raies asiatiques ont quasiment disparu tellement les horlogers leur ont fait la peau – ce qu’on appelle le « galuchat » !

Nous n’exagérons que très peu, et sans doute même pas du tout ! Ce ne sont que quelques exemples un peu tirés par les cheveux pour mieux comprendre la dimension du problème. S'il est choquant de reprocher au commander Bond de n’être pas assez inclusif, voire même légèrement condescendant vis-à-vis des femmes [ce « salaud » ne semble même pas recycler les plus secrets de ses papiers gras dans des poubelles jaunes], et si personne n'a plus le droit d’être « gros » dans Charlie et la chocolaterie, on doit pouvoir descendre encore plus bas dans la dinguerie déconstructiviste. Nous n’en sommes encore qu’à l’aube d’un grand questionnement éco-sociétal de toute l’activité horlogère. Ceci sans préjuger des attaques en règle sur l’empreinte carbone désastreuse de la moindre montre de luxe ou sur les soupçons éthiques qui pèsent sur l’or de provenance forcément douteuse, les diamants forcément éclaboussés de sang et même l’acier produit au prix d’une fabuleuse débauche énergétique. Les yeux rivés sur leurs tableurs Excel, le nez dans la poudre et les mains occupées par les billets à recompter, les élites horlogères planent très au-dessus de ces considérations éthiques. Leur réveil risque d’être brutal…


NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES

Des pages en accès libre pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les quarante premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #50 ci-dessous)…  

❑❑❑❑ SANS FILTRE #58 « Encore une petite ligne de cocaïne chinoise ? » (Business Montres du 24 janvier)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #57 « L’année prochaine, le 10 octobre, précisément, à 10 h 10 ! » (Business Montres du 10 octobre)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #56 « Tant qu’à faire, allons-y gaiement, pourvu que ce soit électriquement » (Business Montres du 8 octobre)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #55 « Cette curieuse et délicieuse impression d’une dernière danse au-dessus d’un volcan » (Business Montres du 5 octobre)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #54 « Le vertigineux trou noir du marché de la seconde main » (Business Montres du 29 septembre)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #53 « Une savoureuse petite histoire (vraie) de corruption horlogère » (Business Montres du 3 septembre)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #52 « La boule de neige chinoise qui descend la pente va-t-elle se transformer en avalanche ? » (Business Montres du 23 août)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #51 « C’est peut-être Timex qui a trouvé l’argument le plus percutant contre les smartwatches » (Business Montres du 22 août)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #50 « Le blanc ne devient-il pas la couleur la plus disruptive pour un cadran de montre ? » (Business Montres du 13 août)


Coordination éditoriale : Eyquem Pons  



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