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SANS FILTRE #58 (accès libre)
« Encore une petite ligne de cocaïne chinoise ? »

C’est la drogue dure par excellence et l’addiction la plus dangereuse de l’horlogerie européenne depuis deux décennies : le mirage fatal de « nos-amis-les-clients-chinois » va-t-il encore une fois nous égarer dans les sables du désert ? Méfions-nous de ce nouveau « culture du cargo »…


Quand on parle de cocaïne horlogère, on ne parle pas de cette substance psychotrope dont nous réclamons, depuis des années, la détection dans les eaux usées des grands salons horlogers – analyse qui nous a été obstinément refusée à Genève comme à Bâle [avec des hoquets d’indignation], alors que de telles analyses sont régulièrement pratiquées par les services spécialisés hors des périodes de salons horlogers. Dommage, on aurait pu suivre au fil du temps l’intoxication croissante des jeunes générations horlogères par cette poudre blanche qui donne des ailes aux commerciaux fatigués et des idées aux créatifs épuisés…

Non, nous parlons là de la sino-dépendance tragique de l’horlogerie européenne à ce marché grand-chinois dont elle a tiré le plus clair de sa croissance et de ses revenus depuis le dernier quart de siècle. Tout le monde s’y met et s’y remet à l’occasion du Nouvel An lunaire, en allumant des bougies propitiatoires, les uns pour que les touristes chinois recommencent à envahir l’Europe [aux dernières nouvelles, les premiers vols « libérés » ont dû être annulés faute de voyageurs], les autres pour que les ex-global shoppers de la mondialisation retrouvent le chemin des boutiques de luxe ouvertes un peu partout en Chine, avec ou sans détaxe. Ce qui fait quand même beaucoup de cierges devant les autels des divinités commerciales et du lapin zodiacal. Cette sino-dépendance est pire qu’une giclée de cocaïne dans les narines des états-majors les plus sages : ces mirifiques clients chinois [bien réels depuis deux décennies, mais de plus en plus insaisissables et imprévisibles] sont l’espoir suprême et la suprême pensée des carrés horlogers suisses – un peu comme l’empereur Napoléon attendait les troupes de Grouchy à la bataille de Waterloo…

Salauds de Chinois ! On voudrait tant les voir se précipiter, toutes affaires cessantes, vers les magasins de luxe qu’on ne comprend pas qu’ils préfèrent jouer la tortue plutôt que le lièvre – ce serait pourtant bien l’année ! Ils ont hélas, ces pauvres consommateurs chinois, d’autres soucis que de se précipiter sur leur énième sac à main griffé ou leur ixième montre suisse, articles dont leurs armoires et leurs coffres-forts sont déjà bourrés. Le shopping de luxe, notamment horloger, n’est plus vraiment leur priorité alors que l’économie chinoise patine, que l’immobilier s’effondre, que les profits de l’« atelier du monde » s’évaporent, que la pollution rend leurs villes invivables [beaucoup rêvent de s’exiler pour sauver leurs enfants], que la pandémie frappe indistinctement des centaines de millions de personnes et que le retour de l’austérité prolétarienne promise par le pouvoir central néocommuniste condamne inexorablement les signes extérieurs de richesse. Plus personne ne semble avoir envie de voyager à l’étranger : à croire qu’un nouveau « rideau de bambou » [la version chinoise de l’ex-rideau de fer] s’est abattu sur le pays, en dépit de la libéralisation apparente des vols aériens et des pratiques anti-pandémiques. Plus personne ne semble non plus avoir très envie de voyager vers les « paradis » concentrationnaires organisés des zones hors-taxes du sud de la Chine, où le régime entendait fixer les dépenses somptuaires de la nouvelle classe moyenne…

On attend les résultats commerciaux des traditionnelles fêtes du Nouvel An lunaire, mais on se doute déjà que l’Année du Lapin ne sera pas un millésime d’anthologie pour les centaines de nouvelles boutiques où les marques de luxe ont empilé depuis des mois de colossaux stocks de marchandises. « Il y aura un rebond après une fin d’année 2022 dépressive », nous jurent les uns, quand les autres prédisent un « effet de rattrapage » dès la mi-2023. Il suffit d’y croire : demain, on rasera gratis ! Quand ces prédictions s’opèrent sur la boule de cristal des groupes cotés, qui n’ont pas intérêt à désespérer leurs actionnaires et leurs investisseurs, on ne peut que se méfier – surtout quand ce ne sont pas des communiqués officiels chiffrés, mais des analyses confiées à celles et ceux des médias complaisants qui y croient encore. Si « rebond » il peut y avoir, ce sera par rapport à un dernier semestre 2022 plutôt récessif et avec la dynamique spontanée des festivités du Nouvel An [encore une minute de bonheur, Monsieur le Bourreau !], mais sans l’explosivité des années prépandémiques.

Au lieu de tabler sur les reprises de flux touristiques fantasmés vers les capitales européennes du luxe [de toute façon, il n’y a pas les vols commerciaux qui correspondent à cette reprise fantasmatique] et au lieu de prier pour que les larges masses se ruent sur les boutiques fraîchement redécorées après la pandémie [toutes restockées récemment avec un empressement qui a fait la joie des statistiques d’exportations horlogères suisses], tous ces analystes de plateau télévisé feraient mieux de regarder les réalités en face : quels pourraient bien être, dans les actualités géopolitiques, économiques ou écologiques de la planète, les facteurs qui encourageraient les consommateurs – chinois ou pas – à un certain optimisme ? La démondialisation recommence à hérisser de barrières tous les marchés, alors que la dédollarisation complique les échanges financiers. L’affaissement démographique chinois et japonais condamne ces espaces macro-économiques à une décadence annoncée. Le cliquetis des chenilles de tanks russes en Ukraine n’est pas une musique qui incite à danser sur le volcan où nous ont jeté les années 2020. Aspirés par l’infernale inflation spéculative qui a frappé les « icônes » du marché, les prix courants des montres suisses n’ont plus cessé d’augmenter, jusqu’à les rendre suspects d’une tentative d’extorsion en banque organisée – ceci même aux yeux des naïfs gogos chinois.

C’est l’effet classique de la cocaïne, ce sentiment factice de toute-puissance, cette énergie postiche qui semble reculer les frontières du possible en alimentant l’illusion d’une facilité d’action qui confine ici au déni de réalité. Le mirage chinois est un petit nuage duquel tout le monde devrait descendre avant d’être précipité par la désillusion dans les affres de la vraie vie. Soyons ici très clairs : au risque de désespérer Hong-Kong et Macao, Singapour et Bangkok, Oulan-Bator et Séoul ou Shanghaï et Tokyo, la bulle grand-chinoise est probablement définitivement dégonflée. Les marchés asiatiques ne connaîtront plus les fantastiques taux de croissance de ces dernières décennies. Le néo-nationalisme cutlurel de la vague guochao va démonétiser beaucoup plus vite qu’on l’imagine le tropisme post-maoïste vers le luxe et le masstige européens. Il faut cesser de rêver. Il faut se remonter les manches et il faut considérer que ce n’est pas là-bas, ni avec cette croissance artificiellement gonflée, qu’on pourra reconstruire l’avenir de l’horlogerie traditionnelle – tant pis pour les nombreuses marques qui tirent encore du moteur chinois l’essentiel de leur activité…

Au contraire, au lieu d’attendre le mirifique retour des touristes chinois dans une sorte de nouveau « culte du cargo » inversé [c’est nous qui prions devant les fétiches de la toute-puissance asiatique : on peut le vérifier dans le récent culte du lapin !], prenons acte de cette dé-sinisation, déchinoisons et réimaginons des catalogues horlogers adaptés à la demande locale, européenne, américaine et occidentale, qui reste très forte, mais qui ne peut se satisfaire d’une offre qui ne correspond plus ni à ses goûts, ni à ses moyens. C’est ici et maintenant, avec la fidélité de ses anciens publics, que les montres traditionnelles peuvent se redonner un avenir conquérant. On peut le vérifier dans le succès incroyable des jeunes marques alternatives et indépendantes la puissance de ce courant relocalisé : on est certes encore très loin des fabuleux scores économiques pratiqués par l’oligarchie spéculative des « grandes marques », mais la révolution est en cours dans les ferments créatifs de ce tiers-état qui conteste la noblesse des grandes marques autant que le clergé médiatique qui gère les intérêts de cette noblesse.

Les lecteurs de Business Montres voient régulièrement mis en lumière les indices de cette fermentation, même si l’augmentation assez démentielle du prix moyen des montres des « grandes marques » cache la réalité de leurs pertes volumiques de parts de marché. Le plus grand succès horloger de 2022 n’a-t-il pas été – en valeur comme en volume – celui d’une montre en matériau synthétique à mouvement électronique, vendu 250 francs suisses [nous parlons bien sûr de la MoonSwatch, pour laquelle des millions de personnes ont fait des milliers d’heures de queue dans les files d’attente devant les boutiques Swatch] ? N'est-ce pas un symbole éclatant de l’attente de nouvelles valeurs horlogères ? Une nouvelle horlogerie repensée créativement et commercialement, ici et maintenant, par une nouvelle génération de marques sans complexes vis-à-vis de leur aînées : on en reparlera et, comme d’habitude, on vous laisse réfléchir là-dessus…


NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES

Des pages en accès libre pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les quarante premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #50 ci-dessous)…  

❑❑❑❑ SANS FILTRE #57 « L’année prochaine, le 10 octobre, précisément, à 10 h 10 ! » (Business Montres du 10 octobre)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #56 « Tant qu’à faire, allons-y gaiement, pourvu que ce soit électriquement » (Business Montres du 8 octobre)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #55 « Cette curieuse et délicieuse impression d’une dernière danse au-dessus d’un volcan » (Business Montres du 5 octobre)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #54 « Le vertigineux trou noir du marché de la seconde main » (Business Montres du 29 septembre)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #53 « Une savoureuse petite histoire (vraie) de corruption horlogère » (Business Montres du 3 septembre)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #52 « La boule de neige chinoise qui descend la pente va-t-elle se transformer en avalanche ? » (Business Montres du 23 août)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #51 « C’est peut-être Timex qui a trouvé l’argument le plus percutant contre les smartwatches » (Business Montres du 22 août)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #50 « Le blanc ne devient-il pas la couleur la plus disruptive pour un cadran de montre ? » (Business Montres du 13 août)


Coordination éditoriale : Eyquem Pons  



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