BUSINESS MONTRES ARCHIVES (accès libre)
Les ombres et les lumières des diamants comme de ceux qui en vivent
Dans l’esprit de notre page Archives d’hier, une autre séquence consacrée au livre de Jean-Baptiste Mayer, « À l’ombre du diamant » – désolé pour nos lecteurs nonchalants, l’ouvrage est maintenant épuisé ! Ce sera une excellente introduction au reportage de Jean-Baptiste Mayer que nous publierons en fin de semaine, histoire de fêter un déconfinement horloger qui ne concerne pas pour l’instant les boutiques…
À L’OMBRE DU DIAMANT
Pour son safari dans la haute joaillerie, Jean-Baptiste Mayer rafale lourd et il ratisse large…
Voici un an, Business Montres vous présentait un texte qui circulait comme un samizdat chez les « initiés » du microcosme joaillier : Jean-Baptiste Mayer, « insider » honorablement connu dans les milieux lapidaires, où il passe pour un excellent professionnel, y jetait une lumière très crue sur les pratiques réelles du commerce des diamants et des pierres précieuses. Le texte était introuvable pour le grand public. Il existe à présent sous forme de livre classique, accessible à tous [NDLR : le livre est à présent épuisé – dommage pour ceux qui ont raté cette occasion de s’instruire !]. C’est une petite bombe : l’auteur devient lyrique face à une belle pierre, mais cynique quand cette pierre est une insulte à l’éthique autant qu’à l’esthétique…
Jean-Baptiste Mayer (ci-dessus) a couru toute sa vie et parcouru toute la planète pour dénicher les plus belles pierres précieuses offertes à sa convoitise de professionnels. Il a tenu en main les plus célèbres « cailloux », soit pour les acheter ou les vendre, soit pour les admirer avant les ventes aux enchères qui les dispersaient. Autant dire qu’il est un expert, reconnu comme tel – sauf qu’il est peut-être un peu moins vénal que de nombreux « experts » et un peu plus exigeant sur le plan éthique. Ce qui fait de lui une sorte d’« imprécateur » dans un milieu où la mine convenue, le sourire entendu et le silence soutenu sont de rigueur. Autant le dire franchement : c’est une grenade dégoupillée jetée dans l’assemblée ronronnante du conformisme joaillier ! On peut prendre cet engin explosif comme une salvatrice grenade de désencerclement ou comme un attentat terroriste. Ou les deux à la fois…
En mai 2015, Business Montres signalait qu’un écrit corsaire – et très corsé – circulait chez les insiders de la joaillerie (lien en bas de la page) : nous avions pu en présenter tout l’intérêt à nos lecteurs, mais le texte n’était pas facilement accessible, même si nous avions pu en permettre le téléchargement à quelques privilégiés. Bien évidemment, tous les cadres supérieurs de la haute joaillerie – à Paris, place Vendôme, comme en Italie, à Londres, aux Etats-Unis ou en Asie – l’avaient enregistré dans la mémoire de leurs outils numériques et ils en abusaient à leurs moments perdus, dans les lounges d’aéroport comme dans le secret de leurs bureaux. C’est que À l’Ombre du diamant – un titre paradoxal pour un titre qui éclabousse de lumière tout un métier – était un texte addictif, qui dit tellement de vérités qu’on en reste fasciné et comme ébahi devant tant d’audace (ci-dessus, l’auteur et son livre)…
Bonne nouvelle : un an plus tard, À l’Ombre du diamant nous revient, sous la forme d’un vrai livre, imprimé sur du vrai papier, avec un sous-titre qui crée l’ambiance (« Les élucubrations d’un diamantaire ») et une ambition : raconter enfin « les magouilles et les grosses combines, celles des groupes industriels ou des mafias », décrire « la fraude, la contrefaçon et le blanchiment », le tout « au fond d’une brousse africaine, dans les salons feutrés d’un grand hôtel genevois », quand ce n’est pas en se glissant « dans l’arrière-boutique du grand luxe, celle que le commun des mortels peut rêver de visiter, mais d’où il ne reviendrait pas vivant si d’aventure il y mettait les pieds ». Alléchant, non ?
C’est donc parti pour 304 pages, qui vont passionner, au choix et sans exclusive, ni ordre de préséance, les passionnés de belles pierres, les croqueuses de diamants, les « professionnels de la profession » [qui, par avance, vous diront qu’ils savaient tout mais qu’ils ne disaient rien], les investisseurs, les journalistes un peu curieux [si, si, on en rencontre parfois], les nouveaux et les futurs gemmologues, les actionnaires de maisons de luxe, les amateurs de grands reportages croustillants, les aventuriers de l’Arche perdue et les autres. Bref, un livre grand public, écrit à la sulfateuse [c’est une forme de talent paralittéraire] et corrigé à la pelleteuse, mais c’est le péché mignon des documents « bruts de décoffrage ». Les différentes parties sont d’un intérêt inégal [l’auteur n’est pas forcément les plus pertinent des consultants quand il interpelle certaines marques de joaillerie], mais l’attente des meilleurs passages n’en est que plus palpitante : si vous manquez vraiment de temps, commencez à la page 204 et embarquez-vous pour la centaine de pages suivantes, vous ne vous ennuierez pas une seconde et vous nous remercierez ensuite ! Le plus drôle : « Je vous remercie de votre lecture », nous avertit Nayla Hayek, l’actionnaire familiale du Swatch Group, également présidente de Harry Winston, dont on se demande si elle a bien lu l’ouvrage à laquelle elle accorde ainsi une forme de bénédiction…
Des révélations fortes ? Oui et non. Oui pour les béotiens et les non-initiés, qui vont découvrir que les diamants ont, derrière leur éclat de lumières, une nauséeuse part d’ombre, de boue et de sang, avec une odeur de mort qui fait parfois frémir. Non pour ce qui serait vraiment explosif et qui vaudrait à l’auteur une belle paire de souliers en ciment, quelque part au fond du lac de Genève. Aux initiés de décoder ce qui peut détonner au détour d’un paragraphe ou d’un portrait – comme quoi on peut à peu près tout dire sans trop en dire. Ce qui est certain, c’est que tout le monde en prend pour son grade, parfois nommément [ah, qu’un index nous serait précieux pour ne manquer aucune des apparitions de nos meilleurs copains !], qu’il s’agisse d’hommes, de lieux ou de marques.
Jean-Baptiste Mayer rafale lourd et il ratisse large ! Il ne craint pas de « cramer » de la munition. Esprits faibles et gourmés s’abstenir : on est souvent plus près de San-Antonio [voire des aventures de SAS] que du Marcel Proust de la Recherche du temps perdu. Avec du Michel Audiard dans les dialogues, sur fond de carte postale jamesbondienne pour les décors. Les amis de l’auteur sont des princes (comme SAR le prince Samyl Monipong Sisowath) ou des ados masaïs de Tanzanie (ci-dessus), mais ses vraies amies sont les pierres, les plus belles, pas forcément les plus grosses, mais les plus émouvantes, les plus fortes, celles qui racontent une histoire par la perfection de leur taille, la profondeur infinie des lumières qu’elles restituent, la couleur et les transparences dont elles irradient le monde. Il en devient lyrique quand elles lui « parlent », mais cynique quand elles rebutent son sens de l’éthique ou de l’esthétique. On ne sort pas indemne de cette lecture, même quand on connaît déjà un peu ce métier de chasseur de pierres et ses à-côtés pas toujours ragoûtants, quoique le plus souvent pittoresques.
La promenade est en tout cas récréative, qu’on ait affaire à une « marchande d’amour » africaine ou à un Russe qui vous pose le canon d’un Glock sur la tempe : il suffit de ne pas perdre son sang-froid. La pratique du kravmaga aide à dénouer les tensions mieux qu’un massage thaïlandais. Pas facile de rester serein avec des pierres qui rendent fous, par leur magie autant que par les invraisemblables sommes d’argent qu’elles concentrent sur quelques millimètres cubes. Les transactions de Jean-Baptiste Mayer vont nous promener le long des multiples arcs de crise de la géopolitique mondiale, avec pour seuls guides quelques gemmes qui ne pèsent que quelques dixièmes de gramme : certaines sortent d’un précieux papier de soie à peine froissé, d’autres d’une main calleuse qu’elles allument de leurs feux. Les billets verts circulent par rouleaux compacts ou virevoltent d’une banque à l’autre en grands éclairs électroniques : le juge de paix, c’est le certificat GIA, mais, au-delà des abaques Rapaport, les lois de ce milieu savent ne pas négliger la poésie et l’irrationnel.
Inutile d’en rajouter pour donner un dernier conseil : il faut absolument lire ce livre ! Pour ce qu’il dit comme pour ce qu’il ne dit pas [et, pourtant, il en dit beaucoup]. Pour ce qu’il est : un cri d’amour lapidaire. Et pour ce qu’il n’est pas : un banal pavé dans le cloaque joaillier. Pour ceux qu’il aime, et on découvre que l’auteur a bon goût, comme pour ceux qu’il n’aime pas, ses dilections étant souvent les nôtres. « Élucubrations d’un diamantaire » ? Non : émerveillements d’un petit garçon qui a su ne pas trop perdre ses rêves de gosse et qui a réussi à ne pas devenir trop adulte au pays des illusions perdues et des fausses amitiés déçues…