SANS FILTRE #60 (accès libre)
« Un petit orage pour les marchés financiers, mais un vrai grand choc pour le marché horloger »
C’est précisément quand les politiques jurent que tout est sous contrôle qu’il faut absolument se méfier : c’est le bon signal pour songer à sa survie. La faillite de la Silicon Valley Bank n’est sans doute que le premier craquement d’un turbo-capitalisme financier en voie d’épuisement, mais il frappe au cœur le réacteur nucléaire de l’horlogerie telle qu’elle a pu se rebâtir depuis un quart de siècle…
Sur le vieux continent comme outre-Atlantique, les gouvernements et les banquiers centraux nous rassurent à propos de l’effondrement de la Silicon Valley Bank (SVB) : aucun risque de contagion systémique [ce que contestent d’ailleurs bon nombre d’analystes financiers], aucun effet domino à redouter [sans qu’on parvienne à nous convaincre que tout cela n’a rien à voir avec la crise de 2008 : voir la chute de la Signature Bank de New York !] et aucune raison de paniquer en se ruant sur les distributeurs de billets. Les banques fragiles vacillent, comme le Crédit suisse, mais le système résistera sans doute à grand renfort d’injections d’argent « magique ». Sans doute faut-il garder son calme, mais il existe d’excellentes raisons de se méfier de cet empressement de l’officialité financière à vouloir éloigner un possible orage de notre horizon : les arguments en faveur d’un possible krach obligataire, puis d’un sérieux coup de Trafalgar dans les bourses mondiales, ne manquent pas, mais le danger est beaucoup plus immédiat et perceptible pour les seuls équilibres du marché des montres…
Économiquement parlant, la spectaculaire banqueroute de la SVB n’a pas grand-chose à voir avec celle de Lehman Brothers : le trou initial était de moins de deux milliards pour SVB, mais de 70 milliards pour Lehman Brothers ! Même si d’autres banques sont entraînées dans le gouffre, et même si la nervosité ambiante des milieux bancaires a toutes les chances d’aggraver la situation, on peut imaginer que la perspective d’une crise bancaire globale obligera les banquiers centraux à accélérer la distribution de centaines de milliards de dollars qui compenseront la destruction des centaines de milliards de dollars évaporés dans les imprudences de la Silicon Valley Bank. Tout ne sera d'ailleurs qu’une petite vaguelette de création monétaire venue s’ajouter au tsunami de toutes celles qui ont précédé au cours de ces dernières années – on a eu tort de se moquer du Zimbabwe et de ses billets de banque à 250 millions de dollars zimbabwéens !
Non, ce qui est plus grave, c’est ce qui est vraiment en cause, avec ces milliers de milliards de dollars vaporisés par la fébrilité des marchés boursiers ou dans la liquidation des banques les plus fragiles [on est loin de la destruction créatrice » chère à Schumpeter], c’est la mise en place d’une perte de confiance durable dans le système financier. Inutile de se cacher derrière son petit doigt : depuis un quart de siècle, le marché de la montre n’assure sa croissance que par la magie du « gras » dégagé par les invraisemblables profits de la mondialisation attisée par le turbo-capitalisme financier : les « bénéfices » – pas toujours bien acquis par une nouvelle caste de prédateurs émergés ou émergents – de cette globalisation ont provoqué un watch run inattendu [c’était une « ruée vers l’heure » pour les spéculateurs, doublée d’une « ruée vers l’or » pour les marques concernées], tant pour se procurer à n’importe quel prix les fétiches ostentatoires du luxe de l’ancien monde que pour investir sur des biens tangibles considérés comme intemporels et indévaluables grâce au marketing patrimonial très habile des plus grandes marques. Ce sont les surplus de liquidités raflées à la Bourse, les valorisations irrationnelles des « licornes » grandies à l’ombre des nouvelles technologies et la prodigieuse habileté spéculative des traders gamers qui ont assuré l’essentiel des spectaculaires progrès annuels des ventes de montres sur tous les continents [seuls les naïfs et les ravis de la crèche ont pu croire que cette « ruée vers l’heure » témoignait de progrès sensibles dans la culture horlogère des larges masses]…
C’est précisément cette croyance irrationnelle à une éternelle et irrépressible envolée des courbes de croissance qui est mise à mal, peut-être définitivement, par le krach de la Silicon Valley Bank : c’est le cœur même du réacteur nucléaire de la nouvelle économie qui se trouve frappé de plein fouet. Cette frappe pré-systémique ruine les illusions qui ont permis à l’industrie horlogère de se reconstruire avec beaucoup d’argent pas toujours très propre et des « amateurs » pas toujours très regardants – ni surtout très intelligents. Ce sont les croyances un peu absurdes aux merveilleux contes de fées cryptomonétaires qui se trouvent brutalement démonétisés par ce retour au réel. Bien entendu, les dégâts sont plus symboliques que strictement économiques – encore que… Mais ils n’en sont que plus profonds et sans doute plus durables. Nous avions connu le même effet de sidération après l’éclatement de la bulle Internet, à la veille de l’an 2000, mais le turbo-capitalisme financier n’était encore que balbutiant. Même syndrome dépressif après la crise financière de 2008 (celle des subprimes), mais la bulle chinoise des années 2010 avait ranimé les énergies et très vite permis de consolider les ébranlements et de raffermir la confiance – encore qu’on puisse se demander si l’horlogerie s’est vraiment remise de cette crise de 2008-2009, (mal) compensée par la folle inflation du prix des montres et les délires de la spéculation sur quelques marques.
On peut parier que l’ébranlement moral né d’une SVB abattue en plein vol aura des effets durables et encore mal mesurables sur l’économie des montres, sachant que les rustines de la compensation monétaire des premières faillites opérée par le système bancaire pour se défendre poseront très vite plus de problèmes qu’ils n’en résoudront puisque ce sont, précisément, ces pelletées d’argent « magique » engendrées par la seule planche à billets qui sont le problème – et non la solution. On peut parier que, faute de « gras », nos amis les spéculateurs [ceux qui ont pris le pouvoir sur les marchés face aux simples amateurs de montres « normales »] auront tendance à calmer leur frénésie, quand ils ne seront pas tentés de réaliser leur collection pour financer leur train de vie. On peut parier que le delta entre la courbe des exportations de montres et la courbe de ventes sur le terrain ne va plus cesser de faire le grand écart (phénomène déjà relevé dans notre dernier « Baromontres », grâce aux données du Sell-Out Index calculé par le Mercury Project : Business Montres du 3 mars). On peut parier que les stocks ahurissants exportés depuis un semestre sur les marchés par les marques qui croyaient à une chimérique « reprise » vont commencer à peser sur les ventes de montres neuves, de qui dégonflera d’autant l’actuelle bulle du second marché, avec des effets de cliquet à la baisse qui seront difficilement remédiables à court terme.
Alors, pour conclure, même si l’actuelle déroute boursière des grandes banques ne présente pas de vrai danger systémique dans l’immédiat [elle n’est que le reflet de la trouille qui fouaille les entrailles des banquiers qui ont fait n’importe quoi avec n’importe qui par pur esprit de lucre] et même si la mondialisation de cette crise bancaire va surtout servir à élaguer quelques branches mortes, il en va autrement pour l’économie des montres : à force de ne plus prendre en considération que les caprices patrimoniaux d’une hyper-classe totalement hors-sol, l’horlogerie a perdu le contact avec ses clients traditionnels, qui ne s’y retrouvent plus ni dans les catalogues, ni dans les prix, ni même dans la disponibilité des montres et des marques qu’ils aiment. Un grand reformatage se profile, exactement comme en 2008-2009 [à l’époque, Business Montres avait tenté d’initier une refondation], mais, cette fois, il n’y aura pas de moteur chinois pour relancer la machine, ni d’oligarques providentiels [ils sont tous aux abonnés absents ou en immersion périscopique]. Le vrai drame, c’est que les horlogers n’apprennent jamais de leurs erreurs, ni des crises auxquelles ils survivent. On vous laisse réfléchir là-dessus...
NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES
Des pages en accès libre pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les quarante premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #50 ci-dessous)…
❑❑❑❑ SANS FILTRE #59 : « L’horlogerie devrait se méfier des redresseurs de mémoire » (Business Montres du 1er mars)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #58 : « Encore une petite ligne de cocaïne chinoise ? » (Business Montres du 24 janvier)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #57 : « L’année prochaine, le 10 octobre, précisément, à 10 h 10 ! » (Business Montres du 10 octobre)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #56 : « Tant qu’à faire, allons-y gaiement, pourvu que ce soit électriquement » (Business Montres du 8 octobre)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #55 : « Cette curieuse et délicieuse impression d’une dernière danse au-dessus d’un volcan » (Business Montres du 5 octobre)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #54 : « Le vertigineux trou noir du marché de la seconde main » (Business Montres du 29 septembre)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #53 : « Une savoureuse petite histoire (vraie) de corruption horlogère » (Business Montres du 3 septembre)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #52 : « La boule de neige chinoise qui descend la pente va-t-elle se transformer en avalanche ? » (Business Montres du 23 août)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #51 : « C’est peut-être Timex qui a trouvé l’argument le plus percutant contre les smartwatches » (Business Montres du 22 août)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #50 : « Le blanc ne devient-il pas la couleur la plus disruptive pour un cadran de montre ? » (Business Montres du 13 août)
Coordination éditoriale : Eyquem Pons