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SANS FILTRE #19 (accès libre)
« Comment avons-nous pu nous laisser aveugler par une telle illusion d’optique ? »

Le vrai problème, c’est la Chine – et pas le coronavirus ! Le vrai débat, c’est la place aberrante que le marché chinois a fini par prendre dans le paysage de l’horlogerie suisse ! La vraie question à se poser, c’est celle d’une « dé-sinisation » du marketing horloger ! La vraie réponse à trouver, c’est la façon de repositionner et de refocaliser l’offre horlogère sur des aires culturelles où on aime vraiment les montres pour ce qu’elles sont, et non pour ce qu’elles rapportent en termes de monnaie d’échange et de valeur refuge…


Avant qu’on s’aventure du côté de la dialectique entre l’être et l’avoir, un peu de généalogie ne fera de mal à personne pour tenter d’expliquer comment nous avons pu en arriver là. On résume évidemment à très grands traits à peine esquissés : jusqu’à la fin des années 1990, l’horlogerie européenne – qui est essentiellement celle de l’industrie des montres en Suisse – vivait à un rythme assez peinard, celui d’une renaissance obstinée de la montre mécanique après une fin des années 1970 et un début des années 1980 assez dramatiques, qui avaient vu l’horlogerie suisse plier le genou sous les assauts de l’horlogerie japonaise et être à deux doigts de succomber. Un homme l’avait rattrapée par le col et l’avait sauvée du caniveau, grâce à une anti-montre suisse absolue : Nicolas Hayek Senior avait eu le culot de penser qu’une montre à quartz en plastique [la Swatch] pouvait sauver cette industrie et il avait eu raison des lâches qui voulaient tout brader et des crétins qui croyaient sauver leurs grandes marques en japonisant leurs collections. Le magnifique succès international des Suisses avec la Swatch avait ensuite permis de relancer l’industrie sur des bases plus honorablement mécaniques, en agglomérant des marques, des équipes horlogères et des usines autour de ce qui est aujourd’hui le Swatch Group. Parallèlement, Johann Rupert constituait avec Alain Dominique Perrin ce qui allait devenir le groupe Richemont. Il n’en fallait pas plus pour donner à des groupes de luxe parisiens comme LVMH l’envie d’entrer dans la danse : Bernard Arnault avait intuitivement compris que la montre était, en soi, un puissant sémaphore (« porteur de signes ») capable d’exprimer une certaine idée du luxe et de séduire de nouvelles classes de consommateurs sur des marchés à peine émergents. D’où la consolidation des groupes de luxe à l’aube des années 2000, pour accompagner une globalisation des économies qui mettait les codes du luxe européen à la portée des profiteurs soudainement friqués de cette mondialisation. C’était la première « bulle » horlogère, la floraison des « suppléments montres » dans la presse internationale [avant de créer Business Montres, nous avons beaucoup œuvré dans ce sens] et la diffusion internationale d’une « culture horlogère » de référence…

À la fin des années 2000, le turbo-capitalisme étant ce qu’il est et la rapacité des prédateurs émergents poussant toujours un peu plus à la course au profit, la crise financière des subprimes allait donner un premier coup d’arrêt à cette aventure. Tout le monde a plongé en 2009, mais, par miracle, l’économie chinoise était encore très peu connectée avec les économies occidentales, qui sous-traitaient à l’« atelier chinois » la réalisation de toute la junk production dont on gavait les larges masses euro-américaines. Les liquidités accumulées en Chine allaient vite se transformer en une fantastique fringale horlogère, dont les « montres de corruption » devaient devenir la plus magnifique illustration – parfois jusqu’à la caricature, certains excès dans l’amour de ces montres se terminant devant un peloton d’exécution chinois. Ailleurs sur cette planète, les pétro-dictateurs et les narco-trafiquants s’empiffraient de belles montres suisses. Il fallait savoir fermer les yeux – c’est un exercice qu’ont toujours pratiqué avec un art consommé les horlogers suisses, habitués depuis les empereurs de Chine, les sultans turcs et les magnats américains à traire les vaches à lait exotiques avec le même soin que les vaches de leurs alpages. D’où la fabuleuse nouvelle « bulle » horlogère chinoise des années 2010, des croissances annuelles à double digit qui donnent des mauvaises habitudes, des ouvertures de centaines de boutiques [si, si, des centaines, presque plus d’un millier] dans des dizaines de malls commerciaux improbables et une fête permanente que même Xi Jinping ne parviendra pas à gâcher avec l’impérieuse mission de lutter contre la corruption assignée au Parti communiste chinois.

C’est là que le bât a commencé à blesser. Personne ne s’en est vraiment rendu compte, mais le combat avait changé d’âme – il n’y avait guère que Business Montres pour tirer le signal d’alarme à propos des périls de ce « tout-à-la-Chine », mais le train semblait impossible à stopper. Depuis la fin des années 1990, la création de nouvelles richesses par l’« industrie-chinoise-comme-atelier-du-monde » a développé, dans l’espace grand-chinois [nous y incluons la Chine intérieure, mais aussi tous ses succédanés périphériques], un pressant besoin de consommer tout et n’importe quoi, à tous les prix (si possible surévalués), pour afficher un nouveau statut social autant que pour sacrifier à un très ancien réflexe ethnoculturel, qui était déjà, au XVIe siècle, celui des empereurs Ming et de leurs successeurs mandchous, puis celui de leurs remplaçants communistes [Mao n’avait-il pas fait de la montre un des quatre produits indispensables à tout bon communiste, avec le vélo, le poste de radio et la machine à coudre ?]. Quand des millions de consommateurs horlogèrement incultes se ruent vers les vitrines horlogères, que fait-on ? On leur refourgue un maximum de montres, à n’importe quel prix, en jouant sur la notoriété des marques en Occident et sur leur légitimité patrimoniale supposée. Beaucoup d’argent, relativement de produits disponibles [les usines suisses n’avaient pas eu le temps d’adapter leurs capacités productives] : une fabuleuse ruée vers l’or chinois et la Chinese connection !

À quoi investir dans les innovations techniques, puisque ces nouveaux clients, ultra-demandeurs et peu regardants, gobaient tout ce qu’on leur disait et se contentaient de hocher la tête de satisfaction devant les moindres affirmations des marques les plus improbables ? Pour les groupes de luxe, la priorité était clairement d’augmenter les volumes placés sur le marché, de les « iconiser » par une communication déchaînée [très gourmande en cash, mais toujours payante en termes de ROI], de draguer les influenceuses à la mode et d’élargir le réseau commercial [d’où les ouvertures dans des villes inconnues riches de millions d’habitants]. Pour gagner du temps sans attendre la mise en place de nouvelles capacités de production, on déshabillait les marchés et les boutiques européennes pour tout déverser sur la Chine, qui a fini par représenter 50 %, puis 60 % et même 70 % du chiffre d’affaires horloger suisse, en comptant les global shoppers touristiques chinois à travers le monde [certaines marques dépasseront les 80 %, mais qui s’en indignait puisque le cash ruisselait à gros bouillons de la Chine vers la Suisse ?]. Évidemment, dans ces conditions, les marques finissaient par se dépositionner sur leurs propres marchés euro-américains de référence et par ne plus concevoir de collections que par et pour le marché grand-chinois. Avec de telles œillères, on comprend que les marques suisses aient complètement négligé le phénomène de la carpo-révolution et totalement raté le train des deux ou trois premières générations de montres connectées. Le réveil a été brutal quand quelques dissidents de l’intérieur, comme Business Montres, ont osé faire remarquer, dès 2017, qu’une marque comme Apple était en train de devenir le « premier-horloger-du-monde », en valeur comme en volume, au point de vendre chaque année plus de montres que toutes les marques suisses réunies. Quand la presse suisse a fini par s’en rendre compte, en 2019 [il n’y avait visiblement pas le feu au lac !], il était évidemment trop tard…

Il était même d’autant plus tard que les consommateurs chinois avaient fini par mûrir plus vite que les Suisses ne l’avaient imaginé et qu’ils avaient fini par détenir plus de montres par tête que n’importe quelle autre population sur cette planète. Pas facile de leur en vendre d'autres ! Ils avaient même le culot de douter du bullshit marketing des marques suisses et de se faire plaisir avec des montres connectées, Apple Watch ou Huawei. Quand les tiroirs à montres sont pleins et que les poignets débordent, il devient plus difficile d’entretenir la croissance sur le rythme antécédent – à plus forte raison quand les enfants s’avèrent moins panurgistes et moutonniers que les parents, qui voulaient tous les mêmes marques au même moment dans les mêmes boutiques. Des enfants qui préféraient soudain, pour s’informer, les réseaux sociaux aux luxueux catalogues des marques et qui se montraient tout aussi soudainement gourmands de nouvelles propositions des nouveaux horlogers…

Le plantage marketing était inévitable et il n’a pas fini d’ébranler la planète horlogère suisse, qui n’a pas compris que le luxe, pour ces nouvelles générations chinoises, n’est plus une affaire d’ostentation statutaire, de valeurs intemporelles et de génuflexions devant des icônes autoproclamés, mais un élan de passion, un concentré d’émotions, une impérative question de désirabilité et une recherche d’expériences nouvelles, pourvu que la marque soit rassurante, soit par son statut historique, soit par le nouveau message qu’elle porte. Au risque de caricaturer avec ce seul exemple, ce que dit Breguet n’a plus le moindre intérêt quand MB&F sait faire vibrer de nouvelles cordes sensibles. Dans ce schéma, il est évident que certaines marques, comme Rolex, ont acquis le statut enviable de « valeur refuge », d’autres, comme Richard Mille, jouant à fond la carte d’une affirmation identitaire classiste (celle de l’appartenance supposée à un club de nouveaux milliardaires). Dans ces conditions, le facteur qui emporte l’adhésion [et donc l’acte d’achat] reste la capacité soit à rassurer (la montre comme monnaie parallèle), soit à surprendre (la montre comme revendication néo-culturelle), soit à se réinventer (la montre comme manifestation esthétique tribale).

Selon le « théorème de Business Montres » souvent répété dans ces pages, « les amateurs contemporains aiment les montres d’aujourd’hui des marques d’hier, pas les montres d’hier des marques d’aujourd’hui ». Explication de texte : les « montres-d’aujourd’hui-des-marques-d’hier » sont les créations vraiment contemporaines des marques du XXe siècle ancrées dans un passé pas trop lointain [avez-vous remarqué à quel point les marques plus que centenaires, celles qui se flattent de nous arriver du XVIIIe ou du XIXe siècle, sont à présent désuètes et démodées, l’exception Patek Philippe confirmant la règle dès lors qu’on admet que la marque ne prospère que grâce à ses montres « modernes »]. Les « montres-d’hier-des-marques-d’aujourd’hui » sont les ringardises pseudo-vintage, les hommages patrimoniaux et les fonds de tiroir « héritage » dont abusent de trop nombreuses marques en panne de créativité…

Ce plantage marketing suisse – qui n’a été évité que par une poignée de marques – ne serait pas dramatique s’il n’avait pas coupé les montres suisses de leurs publics de référence. Comment avait-on pu croire que des hochets de luxe adoptés par un milliard de clients émergents continueraient à relever de l'univers du luxe ? C’est là que nous avons tous été victimes d’une incroyable illusion d’optique : nous avons pris le marché chinois pour le parangon évident et naturel des marchés horlogers contemporains. Nous avons admis les Chinois comme modèles pour découper le patronage des nouvelles demandes. Nous avons considéré les prix acceptés par les Chinois – prix gonflés pour eux du fait de la pénurie relative des montres disponibles – pour les prix normaux des catalogues horlogers : c’est ainsi que les prix des montres suisses ont doublé, triplé et parfois même quadruplé depuis l’an 2000, ce qui n’a pas été le cas des revenus des clients traditionnels des marques suisses. Nous avons pensé que ce qui se vendait en Chine était bien suffisant pour les autres marchés : puisque les Chinois aimaient, autant l’imposer au reste de la planète. Or, précisément, l’exemple chinois, fruit d’une bulle à présent totalement dégonflée par la coronapocalypse, était une exception, une parenthèse de quelques années, une éruption momentanée qui ne disait rien de la vraie demande des vrais marchés traditionnels. On nous a bassinés avec les « trois-aiguilles-petite-seconde » que préféraient des amateurs dénués de culture horlogère [c’étaient les montres que leurs mandarins achetaient autrefois]. On nous a fait croire que le tourbillon était le nec plus ultra de la mécanique horlogère. On nous a gavés de symboliques zodiacales qui font à présent hurler de rire les jeunes générations chinoises. On nous a abusés avec le culte de ces icônes sport chic qu’on ne porte plus que pour afficher sa surface financière et sa capacité à corrompre les vendeurs de montres neuves. On nous a vanté jusqu’à plus soif le vieil horloger de la vallée de Joux et la vieille polisseuse en tablier noir qui taille sa baguette de moelle de gentiane. Tout faux ! Au secours…

Peut-être faudrait-il comprendre à présent qu’il faut refocaliser l’offre horlogère des montres non connectées sur les seules créations qui peuvent constituer une alternative à ces smartwatches hérissées de fonctions actives (santé, activité, connectivité, etc.) : pour recréer au plus vite les volumes qui permettront de relancer une machinerie horlogère torpillée par la coronapocalypse, l’avenir est tout simplement aux montres en acier d’un prix relativement accessible (entre 2 000 et 6 000 CHF). Des montres dé-compliquées, restylées dans un goût traditionnel qui ne soit pas passéiste, avec des citations esthétiques qui plaisent à l’œil, mais des atouts techniques irréfutables. C’est un segment de marché que les marques suisses ont cru pouvoir abandonner, mais qu’une poignée de managers plus avisés et moins grégaires que les autres ont choisi de réinvestir [on pense ici à l’offre de Tudor, de Longines ou de Breitling, mais on espère que Rolex, Omega, Bvlgari, Zenith ou TAG Heuer y reviendront rapidement]. Ce serait une nouvelle chance pour faire revivre des marques comme Girard-Perregaux ou Blancpain ! Les vrais volumes sont là – ce qui n’exclut pas, bien sûr, une offre très haut de gamme dans le goût de Richard Mille, de Greubel Forsey, de Hublot ou de MB&F ! Contrairement à l’illusion d’optique générée par le mirage chinois, le marché du milieu de gamme n’a pas disparu en tant que tel : il existe toujours, mais il a simplement été oublié dans les attendus stratégiques des rêves de conquête en Chine. C’est la Belle au bois dormant de l’horlogerie suisse : ce segment de marché n’attend que le bisou de quelques hardis managers pour se réveiller et pour avoir un effet stimulant sur une entrée de gamme suisse en voie d'éradication. Maintenant que les rêves grand-chinois d’hyper-croissance éternelle sont durablement vaporisés par la crise sanitaire [nous n’attendons pas un retour à la normale avant la fin de l’année], il serait temps de réviser les catalogues, de débanaliser les montres en prenant les risques, de réinjecter quelques doses de design dans les propositions de l’année, de repenser les prix, de regarnir les vitrines euro-américaines de montres désirables à des prix réalistement accessibles et, surtout, de renouer le dialogue avec les amateurs européens et américains, systématiquement rebutés par les marques suisses depuis des années. Ceci en déployant de trésors d’ingéniosité manufacturière et logistique pour produire plus et mieux en Europe, et surtout moins cher de façon à garantir des marges qui financeront de nouveaux concepts de communication.

On l’aura compris ! Il faut absolument dé-siniser l’offre horlogère : c’est une urgente question de salut public pour les montres suisses. Le reste – l’intelligence artificielle, le Big Data, la transition numérique, l’expérience client et tous les « trucs » que les gourous essaient de vendre aux états-majors – peut attendre : si les montres sont fortes et porteuses d’un récit crédible, si les prix sont moins déments et si la communication sait se renouveler, on va se ruer dans les boutiques horlogères et on oubliera très vite le cauchemar chinois…

NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES

Des pages en accès libre our parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les dix premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #10 ci-dessous)…

❑❑❑❑  SANS FILTRE #18 : « Même si l’actualité est déprimante, l’horlogerie a encore largement de quoi (ré)écrire un quotidien plein de passions et d’enthousiasmes » (Business Montres du 6 février)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #17 : « Quinze salons horlogers pour le début de l’année : il faudrait peut-être arrêter de faire n’importe quoi ! » (Business Montres du 20 janvier)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #16 : « Des racines et des brêles » (Business Montres du 5 décembre)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #15 : « La fatale malédiction qui frappe les marques nées il y a trop longtemps – avant 1900 » (Business Montres du 27 novembre)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #14 : « Je n’ai rien contre le connard laquais, rien de personnel » (Business Montres 18 novembre)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #13 : « Peut-on encore créer de bonnes montres dans une ambiance de… merde ? » (Business Montres du 23 septembre)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #12 : « Une étrange défaite : contribution à un soixante-cinquième anniversaire qui intéresse la montre » (Business Montres du 7 mai)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #11 : « Mais oui, il y a bien des “gilets jaunes” dans l’horlogerie – et on devrait y faire attention » (Business Montres du 6 mars)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #10 : Et si c’était ça, la réalité vraie et vécue de l'horlogerie suisse ? (Business Montres 18 novembre)


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