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SANS FILTRE #18 (accès libre)
« Même si l’actualité est déprimante, l’horlogerie a encore largement de quoi (ré)écrire un quotidien plein de passions et d’enthousiasmes »

Autant se l’avouer franchement, l’humeur collective de l’industrie des montres est à la déprime : entre les chiffres maquillées des exportations qui croissent en décroissant, les convulsions géopolitiques qui démultiplient les arcs-de-crise planétaires, les mutations sociétales qui reformatent les marchés et les contaminations planétaires qui sonnent le glas de la mondialisation, il y a parfois de quoi être tenté de raccrocher les gants et de se soumettre à la dictature numérique de la carpo-révolution connectée. Sauf que les lueurs d’une nouvelle aube ne sont pas loin – à condition de ne pas les confondre avec les derniers feux de l’ancien monde…


Pour qui ressent un minimum d’intérêt et de passion pour les beaux-arts du temps et l’industrie des montres, en Suisse comme ailleurs dans le monde, aujourd’hui ou dans la nuit des siècles, l’actualité est proprement anesthésiante, pour ne pas dire déprimante et même franchement décourageante. Les mauvaises nouvelles pleuvent, même pour ceux qui se cramponnent à leurs lunettes roses. Démenties crise après crise et d’année en année, les statistiques optimisées de la FH n’engagent que les ravis de la crèche qui y croient – c’est-à-dire plus grand monde tellement la croissance alléguée sur la foi du seul sell-in est démentie par les informations qui remontent du terrain pour brosser un tableau commercial nettement plus sombre. Le Sell-Out Index que mitonne, mois après mois, avec un courage exemplaire, l’équipe du Mercury Project (Thierry Huron), est nettement plus proche de la vérité des marchés : ça n’est pas brillant [on comprend que la FH suisse, qui aurait les moyens de mettre en place un tel monitoring des tendances commerciales sur les principaux marchés de la montre, s’abstienne de toute initiative qui s’approcherait de cette vérité]

Pour ceux qui n’auraient pas compris l’intérêt opérationnel de cette distinction sell-in/sell-out, l’actualité coronavirale est une illustration parfaite de l’inutilité des statistiques horlogères telles qu’on les pratique. Depuis des mois, on bourre les tiroirs des détaillants grand-chinois dans la perspective des achats fiévreux que les consommateurs grands-chinois effectuent traditionnellement à l’occasion des fêtes du Nouvel An lunaire.

• Les statistiques (sell-in) prouvent alors une croissance encourageante, que les médias perroquets s’empressent de confondre avec la bonne santé d’une industrie qui n’a fait que déplacer ses stocks de ses entrepôts suisses vers ses entrepôts asiatiques et ses vitrines chinoises.

• Arrive la crise sanitaire : plus une seule vente (sell-out) dans les boutiques désertées, qu’on est obligé de fermer – ceci qu’on parle des points de vente dans une Chine intérieure aux rues vidées de tout trafic ou des boutiques fréquentées par les touristes chinois. Zéro chiffre d’affaires ! Pendant ce temps, les livraisons continuent et le sell-in semble indiquer que tout n’est pas mort : des statistiques en trompe-l’œil peuvent ainsi cacher pendant plusieurs mois un vrai désastre économique, qu’on ne percevra que quand les retards de livraisons des usines chinoises paralyseront les ateliers suisses et les empêcheront d’exporter…

Pour ne pas remettre une pièce de monnaie dans le juke-box d’une actualité qui bégaye inlassablement la même déprime quotidienne, contentons-nous d’évoquer, en vrac, pour la seule industrie des montres, la fracassante offensive des montres connectées sur les poignets jusqu’ici occupés par les montres suisses, les désordres monétaires qui perturbent ici et là le bon fonctionnement des marchés [dans cette anarchie, même la force d’une monnaie comme le franc suisse peut devenir un handicap !], les convulsions d’une géopolitique planétaire de plus en plus chaotique, la désaffection des milléniaux pour les montres, les dysfonctionnements structurels d’une industrie qui ne sait qu’augmenter sans prix pour gaver d’argent sale ses instances dirigeantes [ceci tout en ruinant son référentiel de prix par le discompte en « ventes privées »], l’ahurissant tropisme de cet établissement horloger – qui n’a rien appris des crises précédentes – vers les rentes de situation apparentes qui sont autant de bombes à retardement [en particulier, l’art vicieux de mettre tous ses œufs dans le même panier industrie et commercial chinois], et ainsi de suite. Cessons de charger la barque…

N’évoquons pas non plus trop précisément les facteurs exogènes de désespérance pour l’horlogerie, qui n’y est pour rien, mais qui subit ces désordres malgré elle : on parle ici de l’actuelle crise sanitaire en Chine (qui affecte un bassin de clientèle acheteur de deux montres suisses sur trois), de la géopolitique mondiale (qui pourrit le business dans une large partie du monde), du vent de déglobalisation (qui pertube l’ordre mondialisé du turbo-capitalisme), de l’impératif environnemental et du déréglement climatique (qui obligent l’horlogerie à recaler son mode de production, nettement plus gaspilleur que la moyenne), des mutations sociétales (qui voient les milléniaux brûler ce que les boomers avaient adoré), des cahots de la numérisation du monde (qui menacent les libertés individuelles) ou de l’exigence éthique de transparence (qui condamne le vieux monde à se défaire de l’arrogance surplombante de ses marques omnipotentes). On en oublie, à coup sûr, mais à quoi ressasser éternellement les mêmes rengaines ?

Ce qui est fascinant, c’est qu’on discerne, dans ces soubresauts planétaires, les germes d’un nouvel ordre à venir. Les remèdes anti-déprime sont sous nos yeux et les plantes capables de nous soigner ont commencé à germer. S’il ne faut plus rien espérer des « grandes marques », dinosaures condamnés par l’évolution [elles ne vendent plus des montres, mais des fétiches statutaires que les prédateurs qui profitent de la globalisation transforment en monnaie parallèle et en valeur refuge – ces montres parlent le langage du fric, seul dialecte compris de ces fausses élites mondialisées !], tous les espoirs sont permis à propos d’une nouvelle génération, qui multiplie les offres à tous les prix et dans tous les styles, avec des montres qui peuvent (ou non) paraître parfois conventionnelles, mais qui sont porteuses d’un message de rupture avec l’ancien monde. Il y a de la disruption dans l’air ! Il y a peut-être même une révolution en marche : à l’ombre des dix « grandes marques » qui réalisent 90 % du chiffre d’affaires de l’horlogerie [à forcer de se goinfrer, elles finiront par mourir d’indigestion ou par succomber à la mauvaise graisse qui bouche leurs artères créatives], on remarque une fantastique floraison de jeunes pousses nées sur le terreau fertile de la tradition horlogère au sens large. Leur taux de mortalité infantile est très élevé, mais leur taux démographique l’est encore plus : il se crée actuellement près d’une nouvelle marque horlogère par jour, chacune porteuse d’un rêve, d’une vision et d’une expression singulière, parfois dérisoirement conformistes, mais parfois aussi riches d’un potentiel qui en feront les piliers de la montre dans un quart ou un demi-siècle.

La plupart de ces marques « anti-déprime » sont nées au XXIe siècle, et il serait logique qu’elles finissent par oblitérer les stars du XXe siècle qui les ont précédées [voyez comme les manufactures du XIXe siècle sont actuellement « plantées », à deux ou trois exceptions près] et qui ont tantôt naufragé, tantôt dévoyé l’horlogerie traditionnelle, soit par goût du lucre, soit par abus du recours au luxe – quand ce n’était pas du fait de l’incompétence personnelle des dirigeants. Inutile de donner des noms : tout le monde les connaît, de Richard Mille, primus inter pares, à la toute récente marque Augarde, en passant par MB&F, Ice-Watch, De Bethune, Emmanuel Bouchet, Panerai, Philippe Dufour, Daniel Wellington et quelques autres – là encore, impossible de citer tout le monde, dans tous les styles et dans toutes les tailles comme à tous les prix et dans tous les pays. Ce sont toutes ces maisons et ces ateliers qui seront les « grandes marques » de demain ; ce sont celles sur lesquelles repose, aujourd’hui, la transmission de l’héritage horloger. L’horlogerie – celle des montres qu’on porte au poignet, pas celle des terminaux numériques – n’est pas morte, loin de là ! Elle survivra aux périls qui la menacent comme aux malheurs qui l’accablent.

C’est une question de logique. Chaque terre, chaque vallée, chaque village, chaque peuple, communauté humaine, chaque métier maintient une tradition, une sorte de royaume intérieur, un chant subtil composé d’airs anciens et porteur d’une musique d’avenir. C’est cette tradition qui triomphe du temps, en maintenant ce qui mérite de l’être et en fécondant de ce qui pourra l’être pour faire renaître immuablement les possibles, dans une dialectique permanente entre des mouvements d’apparence contradictoire, d’élans et de retraites, d’explosions de vie et de tentations de déclins. Cette tradition, c’est la meilleure des médications contre la déprime que génère un quotidien désespérant : elle n’est pas un retour à un passé dépassé, mais une projection ordonnée autour d’une certaine conception du monde et de valeurs qui en orientent le sens. Question de durée, pas d’instant : la tradition est une assise, un socle, pas un précipice, ni un trou noir. Elle est, au sens strict, un futur antérieur, une révolution vers l’avant, sourcée dans une histoire révolue [quoique toujours féconde] et formatée pour un certain futur – celui dont seul l’avenir s’il était ou non bien anticipé…

Cette tradition, celle du « peuple » horloger, est aujourd’hui mieux servie par les initiatives polymorphes des nouvelles marques que par les Playmobil à tableur Excel des états-majors horlogers : ceux-ci ne savent plus écouter ce « chant du peuple », qui a su résister à quatre siècles de convulsions technologiques et qui sait faire rêver, à l’âge du géopositionnement satellitaire, de mécaniques qui étaient déjà audacieuses au XIIIe siècle. La vérité de cette horlogerie qui ose échappe aux lois du temps, de l’espace et de l’argent est ailleurs : sa tradition constitue un langage dont la syntaxe et le vocabulaire peuvent évoluer, mais ce sera toujours pour faire des phrases capables de générer des émotions, sans frontières de style, de prix ou de culture. Les montres ont été, depuis qu’elles existent, une riposte de l’intelligence et de la volonté, pas un bégaiement du profit et de la soumission. C’est dans la primitivité un peu « sauvage » de la nouvelle horlogerie qu’on trouve les molécules qui permettront la renaissance et qui triompheront, in fine, de tous les coronavirus et de toutes les malédictions économiques. Cette vie est en nous comme une énergie primordiale sous-jacente. Nous portons nos propres espoirs, celle d’une révolution conservatrice doublement ancrée dans notre mémoire lointaine et dans un lendemain réenchanté. À l’heure des plus grands dangers, l’avenir de la montre commence maintenant. Bien plus qu’avant et bien plus que jamais…

NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES

Des pages pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les dix premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #10 ci-dessous)…

❑❑❑❑  SANS FILTRE #17 : « Quinze salons horlogers pour le début de l’année : il faudrait peut-être arrêter de faire n’importe quoi ! » (Business Montres du 20 janvier)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #16 : « Des racines et des brêles » (Business Montres du 5 décembre)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #15 : « La fatale malédiction qui frappe les marques nées il y a trop longtemps – avant 1900 » (Business Montres du 27 novembre)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #14 : « Je n’ai rien contre le connard laquais, rien de personnel » (Business Montres 18 novembre)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #13 : « Peut-on encore créer de bonnes montres dans une ambiance de… merde ? » (Business Montres du 23 septembre)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #12 : « Une étrange défaite : contribution à un soixante-cinquième anniversaire qui intéresse la montre » (Business Montres du 7 mai)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #11 : « Mais oui, il y a bien des “gilets jaunes” dans l’horlogerie – et on devrait y faire attention » (Business Montres du 6 mars)

❑❑❑❑  SANS FILTRE #10 : Et si c’était ça, la réalité vraie et vécue de l'horlogerie suisse ? (Business Montres 18 novembre)

 


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