SANS FILTRE #48 (accès libre)
« Les médias qui parlent de montres sont à l’horlogerie ce que la gynécologie est à l’érotisme »
Vous ne l’avez sans doute pas remarqué, mais la plupart des médias horlogers traditionnels ont franchement loupé l’événement MoonSwatch et ils ont beaucoup rétropédalé pour rattraper le coup…
Omega et le Swatch Group avaient pourtant mis les petits plats dans les grands pour accueillir, à Bienne, le gratin horloger de la profession médiatique – c’est-à-dire, soyons francs, une bonne partie de la volière où s’ébattent les médias perroquets. C’était un jeudi. On attendait de ces autorités médiatiques « alignées » et « autorisées » [le troupeau qui est « autorisé » à s’aligner sur les éléments de langage officiels] un minimum de retour sur investissement. C’est de bonne guerre après une distribution de montres et des promesses de budgets publicitaires. La déception était pourtant au rendez-vous…
Que s’est-il passé avec les stars horlogères des médias perroquets et de la « presse canapé » [ceux qui se couchent plus vite que leur ombre face aux exigences des marques qui les financent] ? Ils n’ont tout simplement pas ou très mal compris le message et ils ont eu tendance à négliger l’importance de l’événement, en le ramenant à un banal lancement de « collab » (« collaboration ») un peu bizarre entre deux marques du même groupe dont on ne percevait pas bien ce qui pouvait les rapprocher. On espérait de ces blogueurs de Panurge qu’ils créent, dès le vendredi, une opération coup de poing pour lancer un buzz planétaire capable de mettre en alerte tous les amateurs, mais les éditoriaux ont été négligemment banalisés et les éléments de langage si bien lissés qu’on a parfois l’impression d’y déceler une forme de critique nonchalante de ces « collabs » qui semblent à première vue dépourvues de pertinence…
Il faudra attendre le samedi matin et la formation de files d’attente réunissant des millions d’amateurs devant les boutiques Swatch qui n’en pouvaient mais pour que les médias perroquets se réveillent. Faute d’être agréé dans cette élite psittacistique, nous avions senti venir le « gros coup » dès le vendredi matin, correctement analysé l’intérêt de cette collaboration et bien anticipé les files d’attente (alerte Business Montres x Atlantico du 25 mars). Dans les jours qui ont suivi, nous avons réalisé pour nos lecteurs une sorte de « reportage » vécu à l’intérieur des files d’attente : à propos de cet événement, c’était à peu près exceptionnel dans l’univers des médias horlogers (Business Montres du 26 mars, accès libre) et nous avons dû clairement repréciser à nos lecteurs notre opinion sur cette MoonSwatch que nous estimions mémorable (Business Montres du 28 mars). Pendant ce temps, la plupart de nos aimables « confrères » [pas vraiment frères, mais visiblement du reste] changeaient de braquet à propos de la MoonSwatch et rétropédalaient comme des fous, les pressions publicitaires expliquant ce retour soudain vers le réel : on les avait mal compris, ils adoraient ce concept d’hybridation icono-iconique et, maintenant que le peuple horloger allait trancher en faisant des centaines de kilomètres de queues à travers le monde, ils allaient en rajouter dans la ferveur moonswatchophile. Il serait cruel d’insister davantage sur cette déroute médiatique en rase campagne…
Reste que les médias horlogers ont – à des rares exceptions près – loupé l’événement et compris de travers sa portée internationale, la folie MoonSwatch n’ayant trouvé ses premiers échos que grâce aux réseaux sociaux, sur quelques blogs plus réactifs que les autres et avec la mobilisation d’amateurs qui ne fréquentaient guère ces médias perroquets – et qui ne seront guère incités à y revenir. Face à cette désertion des « créateurs de contenus spécialisés » [quel joli nom !], la presse généraliste a immédiatement réagi et pris le relais, en se focalisant sur les seules files d’attente et sur les incidents plus ou moins violents qui ont sporadiquement troublé la journée du samedi. De quoi passer à côté de l’importance du contenu horloger de l’opération et du sauvetage de Swatch par Omega, mais l’essentiel était de rendre compte d’un événement qui a reconstitué une carapace de désirabilité autour de la marque Swatch, qui n’avait pas connu un tel engouement populaire depuis plus de deux décennies. L'important se trouvait dans le déchaînement de la spéculation à un niveau de prix qu'on n'imaginait pas pour une montre à quartz. Les perroquets n'avaient rien compris au film…
Mais alors, si les médias horlogers n’ont pas compris de quoi ils devaient parler à propos de la MoonSwatch, de quoi peuvent-ils donc bien causer le soir au fond de leur grande solitude lectorale ? Il suffit de consulter le « kiosque » de Watches & Wonders pour se convaincre de la vacuité terrifiante des contenus éditoriaux de cette presse alignée : les médias qui parlent de montres sont à l’horlogerie ce que la gynécologie est à l’érotisme – quelque chose de clinique, d’anatomique, peut-être parfois nécessaire, mais jamais rien d’agréable et de ludique. L’information s’y présente aseptisée à outrance, en gants de latex, avec une blouse blanche et un masque chirurgical sur le visage : on n’est jamais trop prudent ! Les éditoriaux sont toujours plus descriptifs qu’analytiques, et les images si standardisées par le politiquement correct wokiste qu’on les dirait dupliquées d’une tranche de papier glacé à l’autre : on n’est jamais trop courtisan ! Les mots et les hyperboles flagorneuses sont pesés au trébuchet, avec des parts de typographie médiatique décomptées au millimètre carré près : on n’est jamais trop complaisant !
D’ailleurs, les grands groupes comme LVMH (entre autres) ont mis au point des logiciels de travail capables d’évaluer avec précision, tout au long de l’année, la « rentabilité » réelle de tout intervenant éditorial, en tenant compte du poids des mots et du choc des photos. On préfèrera toujours les adulateurs aux laudateurs, eux-mêmes plus encouragés que les simples flatteurs. Insensiblement, les diamants naturels des anciennes mines médiatiques sont ainsi remplacés par les diamants de laboratoire recréés dans les nouveaux médias. La vieille classe journalistique est régulièrement ringardisée par des nouveaux venus qui ont une capacité bien supérieure à la reptation et qui possèdent d’infinies ressources salivaires pour lécher les uns (les bons annonceurs) et lâcher les autres (les ex-annonceurs), en lynchant au besoin les chiens errants et les loups solitaires – inutile de vous faire un dessin…
On l’affirmera sans fâcher personne tellement le constat s’est banalisé et vérifié au cours de ces dernière années : les médias horlogers ne sont plus ce qu’ils étaient ! La classe parlante journalistique a perdu la main. La plus élémentaire culture horlogère vit une phase de pénurie bien plus alarmante que celle qui affecte les icônes dans les boutiques horlogères. Le divorce entre les « élites » horlogères – dans les médias comme dans les états-majors – et le « peuple horloger » est plus tragique qu’on ne l’imagine : décrédibilisés, les médias horlogers n’assurent plus leur rôle d’amortisseurs de référence entre le bullshit des marques et la réalité de l’offre. Il se crée d’inquiétantes zones de non-droit où des hurluberlus sans foi ni loi, mais toujours gravement cupides et âprement voraces, érigent le grand n’importe quoi en art de vivre. Les spéculateurs les plus éhontés nous sont présentés comme des héros du quotidien qui ravalent au rang de simple curiosité ethnologique les vrais créateurs et les derniers artisans des beaux-arts de la montre. Les médias horlogers ont failli : il ne serait pas très étonnant qu’ils soient bientôt en faillite, leur mutation en épiceries sournoisement proches des officines de marché noir ne pouvant plus guère longtemps faire illusion. Si vous trouvez que Business Montres exagère, dépouillez les médias internationaux proposés par le kiosque de Watches & Wonders : vous y comprendrez vite pourquoi certains médias ont été accrédités par le salon, et d’autres blacklistés. Un seul exemple : demandez-vous pourquoi personne n’a osé raconter comment Bernard Arnault s’est fait blacklister par le groupe Richemont (Business Montres du 1er avril : une information tellement énorme que certains ont cru à un poisson d’avril). On va vous laisser réfléchir là-dessus…
NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES
Des pages en accès libre pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les quarante premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #40 ci-dessous)…
❑❑❑❑ SANS FILTRE #47 : « Tourbillon saphir à 9 000 CHF : « On nous cache tout, on nous dit rien ! » (Business Montres du 22 mars)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #46 : « Les horlogers ont oublié que l’histoire était tragique et qu’il fallait se méfier des prévisions rationnelles »(Business Montres du 15 mars)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #45 : « Alerte rouge : une fabuleuse arnaque est en formation » (Business Montres du 9 mars)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #44 : « À propos du conflit en Ukraine, de trop rares courageux ne compensent pas une masse de frileux et de peureux » (Business Montres du 2 mars)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #43 : « Amis détaillants, ne poussez quand même pas le bouchon trop loin ! » (Business Montres du 8 février)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #42 : « Le jour où le Yuka de la montre sera au point, l’horlogerie tremblera » (Business Montres du 26 janvier)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #41 : « Reviens, Pierre, on a encore besoin de toi ! » (Business Montres du 11 janvier)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #40 : Les marques horlogères ont-elles décidé de se débarrasser de leurs propres boutiques ? (Business Montres du 5 décembre 2021)